Cette année, l’ouverture d’Un Certain Regard était consacrée au deuxième long-métrage d’Arthur Harari, Onoda, 10 000 nuits dans la jungle. Ce projet attendu de longue date prend la mesure et la démesure de l’ incroyable histoire de ce soldat japonais qui continua le combat pendant trente longues années, seul sur son île. Et vient ainsi confirmer toutes les promesses entrevues à la sortie de Diamant noir, le premier film de Harari.


Le lieutenant Hiroo Onoda, le regard droit et le visage anguleux, toise la mer étale. Dans le lointain contrechamp, un tout petit bout de terre, l’île de Lubang, déchire l’horizon. Certains plans se suffisent pratiquement à eux-mêmes, ces deux-là en font partie, tant on ne pourra pas beaucoup mieux raconter la folle destinée de ce jeune officier, envoyé dans l’archipel philippin pour organiser la résistance japonaise au futur débarquement américain. On aimerait alors croire qu’Onoda est encore à la croisée, que rien n’est acté, qu’il pourrait encore, sur un coup de folie (ou de raison, c’est selon), demander à l’embarcadère de longer les côtes de Lubang sans y accoster, de l’emmener loin de la guerre et de la furie des hommes. Mais si la mer de Sula est sur le point d’être traversée, Onoda a franchi le Rubicon depuis longtemps. Cette île de Luban, si modeste, si semblable aux autres îles mitoyennes, est l’objet et le lieu de sa mission : l’unique idée-parasite, implantée dans un camp d’entrainement spécial, cannibalise son esprit et son corps défendant.


Lubie à Lubang


Comme la prophétie des stratèges militaires l’annonçait, les canons américains retentissent dans un vacarme digne de Jéricho, prouvant à Onoda le bienfondé de sa mission salvatrice. Le lieutenant entraîne alors avec lui trois soldats dans la Guerre Secrète. C’est une idée étrange, d’une puissance inouïe : la lutte se prolonge éternellement et nullifie complètement le cours de l’Histoire. C’est à ce moment que le film d’Harari, d’une précision et d’un sens du détail pourtant redoutables, prend un tournant absolument fantastique, au sens où Onoda soumet pendant trente années la réalité au règne de son fantasme, déchaînant un ordre violent et complètement imaginaire sur la petite île et ses habitants. Il faut le voir parcourir le territoire insulaire, renommer les lieux, réinventer leur mystique, complétant ainsi son occupation physique par une invasion immatérielle.


L’état guerrier devient permanent et se prolonge – c’est ce qui intéresse Arthur Harari – dans un mode de production de la réalité, et donc de la fiction. Avec son camarade Kozuka, Onoda reçoit les nouvelles de l’autre monde – le nôtre – par le biais de coupures de journaux ou par les ondes d’un vieux transistor. Il pourrait alors renoncer, comme l’a fait son pays, et donner sa reddition, acceptant le charme certain du nouvel ordre mondial capitaliste. Il n’en fera rien, remodelant les informations, forcément suspectes car contraires à son régime de croyance, incompréhensibles et sans aucune logique apparente surtout ; on peut difficilement lui en ternir rigueur, tant la chute d’un empire millénaire provoqué par le souffle de l’atome dépasse encore aujourd’hui l’entendement.


Au nom du Japon


Onoda ne s’en laisse pas conter, alors il conte lui-même, redessinant sur la carte du monde les frontières et les alliances, rejouant une histoire fictive du XXIe siècle, une histoire sans défaite, une histoire sans Hiroshima et sans Nagasaki, sans le spectacle atroce des fantômes de cendre ni le goût amer et lancinant de la honte dans la bouche. Un monde idéal, en somme. Un univers cinématographique, inaltérable, permanent, dont les seules limites sont celles de la vision de son créateur. Mais aussi, en termes historiques, une fulgurance révisionniste, une transformation idéologique digne des plus belles théories fascistes. Admirable Onoda, terrifiant Onoda, qui réussit l’incroyable tour de force de donner vie à ses ennemis fictionnels. Les GI ayant quitté depuis longtemps le cauchemar de l’ironique Pacifique, ce sont les autochtones, probablement lassés des escarmouches répétées de la petite troupe, qui enfileront le costume de l’adversaire et rappelleront à l’un des soldats japonais l’implacable finitude des choses.


Dans un monde où la guerre est autant un outil de destruction et de domination qu’un moyen de renverser les réalités, de transformer, par le biais de la propagande, les défaites en victoires, les blessés en martyrs, la douleur en courage, Onoda choisit de restreindre le champ de la vérité à sa plus simple expression, à un unique concept de vie ascétique et monacal : « tant que j’existe, l’Empire demeure ». Pour Onoda, la guerre, cette séductrice aux mille visages, retire donc son masque politique, redevient l’acte primitif de résistance, non pas contre un état, contre ses soldats, contre un ennemi palpable et supprimable, mais contre sa propre dissolution, contre la décomposition qui ronge lentement les organes et les entrailles. La guerre ne peut donc jamais finir, la poussière et la ruine restant éternellement en état de suspension. Davantage qu’aucun tyran de droit divin, Onoda peut clamer que le Japon, au fond, c’est lui, et que son corps est tout ce qui en subsiste.

Maintenant l’apocalypse


La belle idée du film est de faire de cette résistance biologique et de ses stratégies d’adaptation le motif récurrent du récit. Le temps finit par faire son affaire, et à mesure que les camarades passent l’arme à gauche, que la chair flétrit, que les muscles se décharnent, le corps et l’uniforme du lieutenant puisent dans la force vitale et végétale de l’île : les feuilles et branchages recouvrent les vêtements, eux-mêmes reprisés, rapiécés de vert et de brun, manière de raconter l’hybridation progressive du soldat avec la jungle. Harari va plus loin et synchronise l’expérience temporelle de son acteur et de son spectateur à celle de l’île, dont la caméra contemplative capte toutes les variations atmosphériques. Difficile de dire qui d’Onoda ou de la jungle phagocyte l’autre, mais le lieutenant se perpétue dans cette étrange association symbiotique, adoptant sa saisonnalité, mimant les colères du ciel comme ses apaisements et renonçant ainsi à toute temporalité humaine.


Vous vous en doutez, l’histoire, comme dans la réalité, se termine assez mal pour Onoda, puisqu’elle se termine, que la Guerre Secrète s’achève, que trente années plus tard, la défaite du Japon est entièrement consommée. Un touriste vient le visiter, des ordres officiels sont transmis, un hélicoptère l’arrache à sa terre providentielle. Game Over.


Il lui fallut traverser maintes tribulations pour rentrer dans le royaume, pour retrouver sa patrie. Mais où se situe-t-elle encore, cette patrie ? Dans une petite mélopée, à l’écho distordu par les haut-parleurs métalliques ? Dans la voix d’un père, qu’on ne reconnaît plus ? Ou dans une jungle habitée et arpentée dix mille jours et dix mille nuits durant, infinie et éternelle, lieu de tous les possibles, de tous les fantasmes victorieux et triomphants ? Le plan final d’Onoda agit comme une apocalypse, au sens étymologique – anéantissement par la révélation et découverte d’un autre monde. Ensuite ? Aux grands hommes la patrie reconnaissante, probablement.

Corentin_D
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le 11 nov. 2022

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