Chaque nouveau film de Christopher Nolan est un évènement cinématographique à l’ampleur presque mondiale. Depuis sa reprise du Chevalier noir avec Batman Begins (2005) et ses suites, The Dark Knight : Le Chevalier noir (2008) et The Dark Knight Rises (2012), le cinéaste est très rapidement devenu l’un des plus questionné et clivant du paysage hollywoodien contemporain, notamment à travers ses films plus conceptuels, avec Inception (2010) ou Interstellar (2014). Si son dernier film en date, Tenet (2020), a connu un sort un peu plus dramatique que ses précédentes réalisations – notamment dû à la crise sanitaire, une sortie hasardeuse en porte-étendard du retour dans les salles lors d’une accalmie covidienne et des retours critiques très mitigés voire négatifs qui auront raison de la relation qu’entretenait Nolan avec la Warner Bros. – le réalisateur revient aujourd’hui avec une œuvre dans la droite lignée d’une filmographie globale qu’il a réussie à construire : un film retraçant le parcours aussi bien professionnel que personnel sur le créateur de la bombe atomique : J. Robert Oppenheimer.
Dans l’œuvre de Christopher Nolan, on pourrait séparer ses douze longs-métrages en trois. D’un côté ses trois premiers métrages : Following, le suiveur (1998), un « petit » film (il ne dure qu’un peu plus d’une heure), Memento (2000) et Insomnia (2002). Des premiers films où l’on trouve déjà ce qui fera un style « nolanien ». D’un autre, sa trilogie du Dark Knight, réelle œuvre au sein d’une œuvre plus grande, tellement ces films ont été fondateurs tant dans la façon de faire, de voir des blockbusters en plein milieu des années 2000, que dans l’histoire du héros en question et de l’explosion au grand public d’un cinéaste prodige. Enfin, ses œuvres post-Dark Knight avec Le Prestige (2006), Inception (2010), Interstellar (2014), Dunkerque (2017), Tenet (2020) et enfin Oppenheimer. Des films plus personnels, aux scénarios écrits seuls ou avec l’aide de son frère Jonathan Nolan, et toujours portés par une grande idée conceptuelle. Là où jusqu’à Interstellar, la plupart des idées prenaient place à partir du scénario, avec Dunkerque, il utilise le montage afin de créer une course contre la montre, le montage comme vecteur de récit. Avec Oppenheimer, c’est dans cette même démarche de montage comme créateur de dramaturgie que Nolan articule son récit.
On suit alors (comme à la manière d’un film historique classique) le jeune Oppenheimer depuis la fin de ses études jusqu’à la conception de la bombe A et le test Trinity, ceci suivant deux points de vue d’un même personnage, en adoptant tantôt un point de vue professionnel, tantôt un point de vue personnel. En même temps, on assiste à une bataille juridique menée par Lewis Strauss (incarné par Robert Downey Jr.) contre Oppenheimer. Et toute la dramaturgie du récit est basée sur l’entremêlement de ces points de vue et temporalités, car toutes les actions, peu importe quand elles ont eu lieues, se retrouvent et se répondent. Et tout cela grâce à un montage obéissant à ce que l’on appelle le rise and fall. Pendant deux heures, le film se tient à présenter un Oppenheimer confiant en ses actions, un personnage fort. Jusqu’à finalement l’aboutissement de ses actions qui le transformeront en paria de cette société de l’atomique qu’il a contribué à créer. Tout cela d’autant plus marqué par le changement de colorimétrie, le film passant de la couleur au noir et blanc en fonction de l’époque et du point de vue adopté. Le récit d’une chute, presque mythologique, où chaque parole semble tellement importante que le poids du monde paraît peser sur chaque mot ; à la manière d’un croisement entre l’affrontement et de la dualité quasi-mythologique donc d’Amadeus de Milos Forman (1984) et l’intimité profonde et la tourmente psychologique personnelle du First Man de Damien Chazelle (2018).
Si par ailleurs la durée du film peut paraître absurde, elle n’en est rien. À aucun moment, du haut de ses trois heures, le film n’ennuie ou ne faiblit, grâce à un art du rythme propre à Christopher Nolan, le film étant monté comme une immense scène d’action de trois heures. Si le cinéaste pouvait par ailleurs se perdre dans des explications conceptuelles incompréhensibles et qui finalement ne racontaient pas grand-chose, ici ces trois heures sont un sommet de concision tant le film déborde tant dans sa narration chargée par l’étude psychologique de l’un des plus grands esprits du siècle dernier que par une mise en scène qui est d’une pureté foudroyante et d’un onirisme comme on en voit très peu chez un réalisateur qui s’est déjà penché sur le sujet du rêve à travers le personnage de l’Épouvantail (déjà incarné par Cillian Murphy) dans Batman Begins ou Inception, mais en restant toujours plutôt factuel dans ce qu’il montrait. Une factualité qui s’entrechoquait avec une humanité, qui dans les plus grands travaux de Nolan, se trouvait grandi d’un lyrisme poétique (offert par un mariage parfait entre la mise en scène, le montage et la musique). C’est de nouveau le cas ici et dès la scène d’introduction, les séquences entremêlant les différentes époques sont d’un lyrisme absolu, accentué par la bande originale de Ludwig Göransson, qui retrouve Christopher Nolan après avoir travaillé sur Tenet, avec une musique moins « programmatique » et brute que lors de leur dernière collaboration, plus encline à l’émotion.
Alors que le film impressionne par sa technique et sa plastique, le casting n’est pas en reste avec en tête de liste Cillian Murphy, révélation dans ce rôle traumatique. Chez lui chaque regards, chaque mots portent un poids et il infuse dans son rôle et dans le film lui-même un sentiment de gravité qu’aucun autre acteur n’aurait pu délivrer. On retrouve aussi Robert Downey Jr. en Lewis Strauss, sorte de némésis d’Oppenheimer. Mozart avait Salieri, Oppenheimer a Strauss. Emily Blunt et Florence Pugh incarnent quant à elles les femmes qui ont parcourues la vie d’Oppenheimer, avec une mention spéciale à Florence Pugh, à la fois désarmante et inquiétante, magnifique et cauchemardesque.
Oppenheimer de Christopher Nolan est un film ultra fort, une forme de sommet pour le cinéaste qui semble condenser tout ce qui fait son cinéma en un drame personnel épique, presque mythologique. C’est au moins ce qu’il fallait pour montrer un esprit traumatisé devenir traumatisant ; ou alors un esprit traumatisant devenir traumatisé.