J’ai quitté mon premier visionnage d’Oppenheimer plutôt circonspect. Voir un cinéaste aussi affirmé que Christopher Nolan attaquer le genre du biopic historique avait quelque chose d’intrigant. On avait déjà pu voir avec quelle maestria il avait décortiqué les codes du film de guerre pour le réduire à une expérience sensorielle et minimaliste avec Dunkerque. Sous quel angle original le grand Nolan allait-il bien pouvoir traiter la figure ambiguë de l’homme qui inventa la bombe atomique ? Au sortir de la séance, j’étais déçu d’avoir assisté à un biopic bien foutu mais finalement assez classique et très bavard, noyant son spectateur sous un torrent d’informations et de temporalités croisées pour mieux dissimuler le classicisme de son traitement.
Mais le film est malgré tout resté avec moi tout ce temps. J’étais hanté par le regard de Cillian Murphy, par la musique de Ludwig Göransson et par l’impression d’être passé à côté d’un film important de notre époque. Les mois passés et la veille du probable sacre du film aux Oscars m’ont définitivement donné l’envie de retenter l’expérience. Et cette fois j’ai vu la lumière.
Car c’est peut-être le piège d’Oppenheimer. Sa forme étouffante à coup d’abondance de dialogue et de croisements temporels dont Nolan a le secret peut impressionner tout comme lourder le spectateur. Un trop-plein de noms et d’enchaînements d'événements avaient eu raison de ma patience. Au second visionnage, l’information est assimilée et permet de mieux se concentrer à la fois sur le cœur du récit et sur les moyens filmiques mis en place par Nolan pour en délivrer l’essence.
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la richesse thématique de l'œuvre. Oppenheimer est bien entendu un personnage fascinant sur le papier et le film s’évertue à en faire une figure complexe, à la fois ambiguë et insaisissable. Le spectateur sera ainsi instinctivement en quête du motif premier du personnage, de la raison intime qui l’aura poussé à commettre l’acte impensable de livrer la bombe au monde. C’est un peu la formule de facto du biopic un tant soi peu réussi : mettre derrière un accomplissement formidable une motivation humaine, simple et perceptible par le commun des mortels. C’est par exemple la manière dont la conquête de la surface lunaire était pour le Neil Armstrong de Ryan Gosling dans First Man une manière de surmonter le deuil de sa fille. C’est le rosebud de Citizen Kane, c’est l’Erica Albright de The Social Newtork.
De la même manière, la motivation première d’Oppenheimer semble être un pur amour de la science, ce désir de percevoir et de comprendre le chaos du monde pour en saisir la beauté, la volonté “d’entendre la musique” comme le souligne le personnage de Kenneth Brannagh. Cet angle du film donne d’ailleurs lieu à certaines de ses plus beaux momets avec des séquences expérimentales totalement nouvelles pour le cinéaste illustrant l’émerveillement scientifique du personnage par des moyens uniquement sensoriels. Ces scènes de visions sont aussi rares qu’essentielles puisque chacune d’entre elle ponctue le film et informe sur l’état d’esprit du personnage. Avant la bombe, tout n’est qu’abstraction de formes et de couleurs et ce jusqu’aux derniers instants (avant de percevoir le souffle de la bombe lors de la phase test, Oppenheimer contemple la beauté des flammes). Après, les formes et les figures se transforment en images concrètes : des corps qui se décomposent, des missiles qui dévastent la surface du monde, jusqu’à une ultime scène dévastatrice où ce personnage éternellement observateur choisit… De fermer les yeux. On retiendra d’ailleurs que jamais la mise en scène de Nolan n’aura été à ce point subjective et obsédée par rendre palpables à l’écran les états intérieurs non-formulés d’un personnage.
Mais cette motivation essentielle est enrichie tout au long du film. Dès son introduction, Nolan nous délivre la face cachée et pervertie de cet émerveillement scientifique en montrant comment Oppenheimer passe à deux doigts d’empoisonner son professeur et ne renonce à son méfait que par un vif éclat de bonne conscience. Pousser la logique de la science jusque dans ses retranchements au-delà de toute question d’éthique, s’attribuer le pouvoir de vie ou de mort et se donner par là même un statut quasiment divin… C’est cette logique qui alimentera la pulsion morbide du personnage, arrêtable dans ce cas précis mais impossible à contenir dans le cas d’une bombe atomique qui scelle le destin de l’humanité. A ces motivations de scientifique s’ajouteront un amour pour son pays, perverti quand celui-ci choisira de le traîner dans la boue, un sentiment d’appartenance au peuple juif décimé par l’Allemagne nazie, la persuasion que la création d’une force dissuasive permettra de mettre fin à la guerre… Le personnage est pétri de contradictions, préoccupé par le destin de l’humain au point de s’associer avec le parti communiste mais négligeant sa propre famille (les enfants du scientifique sont volontairement effacés du récit).
Les actions d’Oppenheimer sont également le fruit de l’égo incommensurable d’un personnage persuadé de sa brillance et de son importance, qui seront confirmées par les faits. C’est ce même égo qui verra le scientifique s’attribuer seul les mérites mais aussi les conséquences de la création de la bombe et du grand mouvement de société que celle-ci engendrera. De même que l’égo transformera la manœuvre politique qui privera le personnage de son habilitation de sécurité en un auto-procès masochiste, comme pour expier ses péchés envers l’humanité entière. L’égo est d’ailleurs la principale motivation de l’autre personnage central du film : Lewis Strauss. Le directeur de la Commission de l’énergie atomique des Etats-Unis, “self-made man” autoproclamé n’ayant jamais pu accéder au monde scientifique, sera renvoyé dès sa première rencontre avec Oppenheimer à son statut de “simple marchand de chaussure”. Plus tard, c’est en pensant (par erreur) que le créateur de la bombe a monté Albert Einstein contre lui que Strauss se lancera dans un campagne pour faire tomber en disgrâce celui qu’il aura lui-même établi comme son rival. Si j’avais trouvé le personnage interprété par Robert Downey Junior un peu artificiel dans sa fonction de Salieri du pauvre face à l’Amadeus d’Oppenheimer, ce second visionnage a mis au jour à mes yeux sa dimension tragique et presque émouvante lors de certaines scènes.
On appréciera beaucoup le jeu de contraste entre les points de vue des deux hommes. Ainsi, les segments d’Oppenheimer se jouent avant-tout sur un mode introspectif, les expérimentations visuelles représentant les fantasmes intérieurs du personnage tandis que les nombreux gros plans sur le visage torturé de Cillian Muprhy permettent à l’acteur de retranscrire les nombreux états intérieurs du rôle avec énormément de finesse. A l’autre bout du spectre, le personnage de Strauss évolue au sein d'une mise en scène plus classique et servie par un noir et blanc classieux qui donnent tout l’espace à Downey Junior pour délivrer ses nombreuses et savoureuses tirades avec tout le sens de la mégalomanie dont l’interprète d’Iron Man est capable.
Le film semble édifier un discours sur l’insignifiance humaine par le biais de ces deux hommes persuadés de leur importance. Strauss fait de sa vie un combat contre Oppenheimer quand celui-ci est hanté par des préoccupations bien plus grandes, et Oppenheimer lui-même se voit comme le fossoyeur de l’humanité tandis que le poids de sa création, de son origine à ses conséquences, dépassent totalement sa seule condition d’humain. A ce titre, Oppenheimer entre dans la catégorie de ces grands films historiques qui adoptent le point de vue d’un personnage unique pour traduire de l’effervescence caractérisant le grand basculement d’époque. De la même manière qu’un Social Network narrait la transition vers le tout numérique, le film de Nolan relate celle vers un monde post-nucléaire, caractérisé par une paranoïa à la fois politique (la chasse au communisme est l’un des fils rouge du film) et plus généralement, une véritable croyance en la capacité de l’humanité à s’auto-détruire.
Cet effet de frénésie est amplifié par les effets de mise en scène et de montage chers au cinéaste. Comme à son habitude, Nolan use et abuse du montage parallèle pour juxtaposer des séquences et les faire dialoguer entre elles. Ce procédé a pu être vu comme une manière un peu artificielle de rendre plus excitante une narration conventionnelle. Mais le montage d’Oppenheimer tend au contraire à amplifier une puissance thématique et sensorielle déjà existantes. Chaque séquence est montée avec une précision chirurgicale, faisant se répondre des lignes de dialogue issues d’époques différentes. Le fait de juxtaposer les temporalités, dans un effet de va-et-vient perpétuel d’apparence chaotique, tend à évoquer le déclenchement inarrêtable d’une réaction en chaîne dont les effets traversent l’espace et le temps.
Le cinéaste a toujours eu recours à des effets de montage plus ou moins subtils pour épouser l’idée de fond de son scénario (le montage à l’envers de Memento pour faire éprouver au spectateur l’amnésie à court-terme du personnage, celui du Prestige pensé comme un tour de magie…) mais ici l’alternance des images et la perfection rythmique avec laquelle elles se répondent dépassent le simple tour de scénario et participe à créer un effet de “séquence continue” absolument enivrant. Le film doit à ce titre énormément à la partition de Ludwig Göransson. Conçue comme un mélange d’instrumentations classiques et électroniques, alternant ambiances intimistes et prodigieuses montées en tension la bande originale est d’une richesse absolue et son utilisation quasiment ininterrompue tout au long du métrage lui donne des airs de grande symphonie visuelle et auditive.
Nolan s’est progressivement révélé comme un grand cinéaste sensoriel, capable de manipuler les sensations du spectateur non seulement par la densité d’une écriture n’accordant que peu de répit à l'attention, mais aussi par la seule puissance écrasante de sa mise en scène. Avec son recours quasiment ininterrompu à un dialogue lourd de sens et sa réalisation alternant images fortes, grands moments de spectacle et perception intimiste subjective, son dernier long-métrage semble être la parfaite synthèse des talents du cinéaste. Là où Memento ou Inception pourraient être accusés à raison d’encombrer inutilement leur processus narratif pour donner une impression de fausse complexité, Oppenheimer est probablement l'œuvre la plus thématiquement foisonnante du cinéaste et justifie dès lors entièrement sa densité. De la même manière que malgré son caractère bavard et parfois, reconnaissons-le, surexplicatif dont il peine à se défaire, Nolan n’aura jamais autant exprimé de choses par la seule puissance de l’image et du montage.
Je trouve toujours quelques défauts au film, comme par exemple le personnage de Kitty interprété par Emily Blunt : dépossédé de toute aspiration et trait de personnalité propres dans la seconde moitié du film, elle ne semble exister que dans un rôle de soutien/motivateur face à son mari. En termes de second rôle gravitant autour de la figure trouble d’Oppenheimer, la Jean Tatlock de Florence Pugh ou le Leslie Groves de Matt Damon me semble davantage à même de porter les élans plus sensibles du film.
En dehors de ça, je suis à présent convaincu qu’Oppenheimer est le meilleur film de Christopher Nolan. Son oeuvre la plus dense, maîtrisée, habitée et sans doute essentiellement ancrée dans son époque, tant pour sa posture étonnante d’anomalie du box-office que pour la manière dont elle cristallise les angoisses d’une humanité condamnée à disparaître par sa propre action.