On n'a pas fini de parler d'Orange Mécanique

On n'a pas fini de parler d'Orange Mécanique. Sa portée esthétique, sa réflexion philosophique, sa critique sociétale dans le cadre du début des années 70. Tout cela nous conduit, à de nombreuses reprises, à revenir à Orange Mécanique, qui constitue un sommet indéniable dans l'histoire du cinéma. Personnellement, après Django Unchained et Only God Forgives cette année, deux films qui traitent de la violence sur un ton complètement différent, j'avais envie de revenir à l'inépuisable chef-d'oeuvre de Kubrick.

Orange Mécanique est un film dérangeant, qui d'ailleurs a été interdit aux moins de 18 ans à sa sortie (quand il passe à la télévision, il est désormais déconseillé aux moins 12 ans ...) et que Kubrick a dû faire retirer des écrans au bout de quelques semaines à cause des menaces qu'il recevait chaque jour par courrier, pesant notamment sur sa femme et ses enfants. Le film réfléchit sur la violence, mais surtout, il l'esthétise, la magnifie dans toute la première partie, avant de nous en faire comprendre l'horreur dans la seconde partie, pour finalement nous amener vers une fin d'anthologie, qui ne résout rien au problème.

Kubrick construit son film en deux parties : une partie que j'appelerai "ascendante", et une partie "descendante", sur le modèle du Cri d'Antonioni. La première partie nous montre les tribulations ultraviolentes d'Alex et de ses trois droogies, petit groupe de voyous fans de Beethoven et de viol. Nous suivons les ratonnades, les rixes, les disputes internes au groupe, un viol puis un meurtre, tout cela esthétisé, avec des images complètement nouvelles, colorées, kitchisées, entourées d'une ambiance malsaine accentuée par la reprise électronique du "Funeral of Queen Mary" d'Henry Purcell. Kubrick insiste sur la fascination que nous éprouvons pour le personnage d'Alex, tout en l'ironisant, avec la "scène d'amour" d'Alex et de deux filles rencontrés dans un magasin de CD, filmée en accélérée, avec l'ouverture de Guillaume Tell en musique de fond. En effet, le cinéma magnifie toujours les "méchants" (le plus poussé étant la mort quasi christique de Tony Montana à la fin de Scarface), et le réalisateur nous invite à repenser nos rapports aux personnages.

Après, c'est le passage de la prison et du "soin" qui va forcer Alex à devenir totalement non-violent, à ne plus pouvoir user de violence. Alors commence la seconde partie : Alex revient dans tous les lieux où il avait été dans la première partie, mais cette fois il n'est plus l'agresseur mais la victime, ses anciennes victimes deviennent ses agresseurs, avec tout autant de cruauté. Les scènes s'enchaînement, mettant Alex dans des situations plus pathétiques les unes que les autres. Finalement, on en vient à penser que, sans violence, Alex se retrouve totalement sans défense, une victime du reste du monde. Finalement, on lui fait un traitement inverse, il retrouve sa personnalité, rêve d'orgie en se disant "Je suis de nouveau moi-même". Doit-on se réjouir pour lui ou avoir peur de lui ? Aucun des deux, ou les deux réunis. Le film ne fait que poser une question, et nous laisse, dérangés.

La grande force du film, c'est son caractère frénétique. On enchaîne les scènes extrêmement rapidement, la violence tourne à plein régime, sans pour autant nous lasser ou en faire trop. Kubrick a atteint l'équilibre parfait en terme de film violent, entre les scènes de violence, les répits, l'humour noir. C'est cela qui fait la grande force du film, loin au-dessus des Quentin Tarantino, des Oliver Stone, des Brian de Palma, des Nicolas Winding Refn.

Une certaine critique voudrait que l'esthétique du film soit complètement dépassée, que ce soit une esthétique "typiquement années 70" qu'on ne comprend plus très bien aujourd'hui. Je ne trouve pas du tout. Etant un film d'anticipation, Orange Mécanique est complètement hors du temps. Les décors colorés, les bibelots étranges, les villes bariolées et difformes, donnent au film quelque chose d'irréel, qui rend bien le caractère de fable, de conte philosophique : un conte philosophique sur la violence, sur la sécurité, sur la nature humaine. Stanley Kubrick a su mettre sur écran une certaine démence qui se cache en chacun d'entre nous, démence violente ou démence sécuritaine, démence de la vengeance envers le coupable, du non-pardon.

Orange Mécanique est donc un film démentiel, dans tous les sens du terme. On s'y perd, on y jouit, on y a peur ; on rêve, on réfléchit, on se regarde soi-même, à travers le prisme de la violence et du cinéma. Personne, depuis Kubrick, n'a aussi bien réfléchi sur la violence au cinéma, ni sur la violence en général. Son film est une mine, et un marqueur pour chacun dans son parcours, qu'il soit cinématographique, poétique ou spirituel.

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