La violence a une couleur
Citez-moi un film de Kubrick. Je n'ai pas besoin de faire de sondage pour savoir que sortiront en tête de liste 2001, Shining, Full Metal Jacket, et surtout Orange Mécanique, sûrement l'un des films les plus "classiques" de l'histoire du cinéma. Ce dernier, adapté du roman du même de nom de Burgess, retrace la vie d'un jeune homme, chef de bande, qui aime deux choses avant tout dans la vie, comme nous le clame l'affiche: l'ultra-violence et la musique classique, en l'occurrence celle de "Ludwig van".
Ainsi, on assiste à plusieurs scènes d'humiliation dans lesquelles Alex DeLarge, le héros, et sa bande saccagent plusieurs endroits et violentent tour à tour un clochard, un couple de riches et un groupe de jeunes délinquants, visant, au-delà des classes sociales, la société elle-même. S'ensuit une arrestation qui verra le héros se contraindre à suivre un traitement spécial pour sortir de prison, traitement qui vise à le vider de sa criminalité, de tout ce qu'il y a de haineux en lui.
Si je suis resté muet d'admiration devant 2001, incapable même de lui conférer une note, j'aborde Orange Mécanique avec plus de recul. Mérite-t-il ce statut de chef-d'oeuvre que tant de cinéphiles s'échinent à lui accorder ? Bien sûr, je ne peux que reconnaître la force qui se dégage de ce film: loin d'être un film seulement violent, c'est surtout un film sur la violence qui traverse des thèmes extrêmement divers, soulevant une myriade de réflexions sur la violence, la jeunesse, la science, la société, l'art... On sait que Kubrick a pour habitude de s'investir à 800% dans ses films, que ce soit dans la réalisation, dans la mise en scène ou dans la photographie: c'est probablement pour ça que l'on retient d'abord le film quand on parle d'oeuvre comme Lolita, 2001 ou Shining, et non pas le livre d'origine.
Et c'est une habitude qui se retrouve particulièrement dans Orange Mécanique. J'ai déjà évoqué combien il rend dense ses thèmes, combien il fait s'en imprégner l'oeuvre à tel point qu'il est vrai parfois l'ennui perce, tant Kubrick s'est évertué à nous servir une oeuvre intelligente dans le contenu mais pas forcément assez intense pour tenir un spectateur en haleine. Car il faut bien reconnaître que pour un film sur la violence, seule la première partie, relatant les "exploits" d'Alex est réellement active. Mais au risque de me répéter: Orange Mécanique n'est pas un film violent, c'est un film sur la violence, et c'est sûrement là qu'un possible ennui se crée.
Je n'ai pas encore vu Barry Lyndon, mais je reconnais que Orange Mécanique caractérise pour le moment, à mes yeux, le film le mieux mis en scène de Kubrick. Je regarde la série Utopia en ce moment et je n'ai pas pu m'empêcher de placer plusieurs fois par erreur Orange Mécanique en Angleterre, tant les décors sont kitsch et colorés comme dans la série. Ces décors, l'ambiance créée par cette musique qui fait partie du récit en plus de l'accompagner magistralement, confèrent immédiatement à Orange Mécanique une identité propre, une sorte de représentation d'un Carnaval à portée réelle, où l'art est relégué à la simple fonction d'élément décoratif et/ou de symbole phallique. Le pouvoir et l'influence du sexe dans cette oeuvre se caractérisent d'ailleurs également par la scène chez la femme aux chats et par cette fragilité de la barrière du sexe: que ce soit par les divers viols ou même par la scène dans laquelle Alex couche avec deux femmes qu'il connaît à peine.
Je ne passerai que peu de temps sur la force narrative de ce film, qui sert parfaitement le message qu'il veut faire passer: le message d'une société déjà corrompue, qui corrompt les individus en voulant les "purifier" et vice-versa. Je m'attarderai plutôt sur les personnages, tous d'un intérêt absolu, que ce soit Dim, le membre de la bande d'Alex, ou encore le pauvre écrivain passé à tabac. Malcolm McDowell incarne Alex à merveille, dégageant dès les premières scènes un charisme ahurissant, notamment dans la scène d'ouverture (juste après un écran rouge vif, qui semblait annoncer la violence de cet être) où l'on découvre d'abord son visage, puis son univers psychédélique grâce à un zoom arrière. L'acteur, convaincant jusqu'à la voix-off, offre une prestation de haut niveau peu importe les épreuves que traverse son personnage.
Orange Mécanique nous sert donc finalement quelque chose d'extrêmement riche et d'interpellant, d'autant plus que les thèmes abordés sont toujours d'actualité. A l'heure où les médias font l'apologie du sexe et de la violence, l'aventure d'Alex sonne toujours plus fort comme une fatalité écrasante que la société n'est peut-être pas ce qui est arrivé de mieux à l'Homme. Parfaite visuellement et jusque dans sa bande-son, cette satire dégoûtée atteint avec justesse son but, effleurant des interrogations toujours plus intéressantes et uniques qui sont peut-être plus efficaces que cette triste thérapie qu'a subit ce pauvre Alex.