Pour parler de « Pacifiction » d’Albert Serra il faut d’abord s’attarder sur son processus de fabrication et son dispositif de mise en scène. En effet, quiconque lancerait la bande-annonce se dirait immédiatement que le jeu des acteurs sonne faux. Ce serait pourtant une erreur que de s’arrêter à cela tant « Pacifiction » se révèle un film absolument singulier. De mémoire de spectateur de cinéma, je n’avais jamais vu quelque chose comme cela.Il faut dire que le réalisateur catalan a pensé son film pour mettre les acteurs, tous amateurs à l’exception de Benoît Magimel, dans l’inconfort le plus total.
Ainsi, il prend le parti de tourner sans jamais coupé pour étirer les séquences de jeu au maximum. Les comédiens ne disposaient que d’une trame narrative rudimentaire et sont souvent équipés d’oreillettes (le plus souvent Magimel) dans lesquels Albert Serra et son équipe soufflent des dialogues et des indications de jeu. En outre, trois caméra tournaient en même temps sans que les comédiens ne sachent quel plan allait être utilisés. Tout est donc fait ici pour pousser l’acteur dans ses derniers retranchements, le couper de ses trucs d’acteur. L’effet produit est donc un jeu anti-naturel qui renforce la vacuité des échanges entre les protagonistes d’une histoire sur laquelle ils n’ont pas de prise.
« Pacifiction » fonctionne aussi contre le, de nos jours, tout puissant scénario. Sans cesse le film cherche à égarer un spectateur qui pourtant cherche, vainement, des indices, des signes sur l’avancée narrative du film. Serra, armé de ses 500 heures de rush (durée plus commune dans le documentaire que dans la fiction) a construit son film au montage. Agençant les plans non pas en fonction d’élément d’action mais en fonction d’un geste d’un acteur, d’une lumière, d’un objet dans le plan. En somme le film avance selon des raccords organiques et non en fonction des liens d’idées permettant le respect d’une structure narrative classique.
De fait, Serra produit avec « Pacifiction » un anti-film d’espionnage, dans lequel Magimel-De Roller, Haut-Commissaire de la République en chemise hawaïenne, lunettes fumées et pantalon blanc trop serré, tente de rassurer la population Tahitienne alors que des rumeurs de nouveaux essais nucléaires fleurissent. Ce personnage étrange côtoie une galerie de personnages tous plus surprenants les uns que les autres. Le Portugais amateur de rhum qui a perdu ses papiers, l’Américain laconique sorti d’un mauvais fumetti d’espionnage, en passant par l’amiral qui avoue prendre de la drogue à ses troupes. Tous évoluent dans un monde interlope, emprunts de l’illusion d’un quelconque contrôle sur les événements.
Le film avance donc de confrontations foireuses en soliloques de De Roller. Tous sont des pantins pris dans une farce tragique, victimes de l’inconséquence et de la vacuité de leurs existences. Une véritable danse macabre.
Un très grand film hypnotique.