Il y a quelque chose de presque cliché à un cinéaste américain qui, pour son premier film tourné à Paris, choisit de mettre en scène un ménage à trois. Mais ne vous y laissez pas prendre : dans Passages comme dans ses autres films (Frankie, Love is Strange), le réalisateur Ira Sachs est en recherche d’authenticité, d’une vérité dans la situation la plus convenue comme la plus singulière. Le tableau qu’il fait d’un trio amoureux et sensuel dans la Ville Lumière est certes chargé de séquences à l’érotisme cru et d’images d’une vie de bohème, mais il est aussi brutal, vénéneux et intensément personnel.



À quel point ? On pourrait en débattre, mais il ne semble pas accidentel que le personnage central soit lui-même un réalisateur en plein tournage (le nom de son film ? Passages). Si d’un autoportrait il s’agit, il n’est pas des plus flatteurs : Tomas, figure hautement chaotique, est au mieux un impulsif peu attentif aux sentiments des autres, au pire un narcissique manipulateur. “Tu pourrais dire que tu es heureux pour moi” déclare-t-il à son propre mari, Martin, à qui il vient d’avouer qu’il est tombé, contre toute attente, amoureux d’une femme, Agathe. C’est au rythme de ses désirs que bat le film, dans un aller-retour destructeur entre ses deux amants.



Protagoniste peu sympathique, il n’en est pas moins magnétique. C’est Franz Rogowski qui l’incarne : encore relativement peu connu, l’acteur allemand de plus en plus prisé depuis l’excellent Transit prête sa présence sinueuse et son élocution singulière à Passages. Tout de crop top et de pulls fluo vêtu, il est devant la caméra de la chef op’ Josée Deshaies un objet et un sujet de désir. On pourrait en toute légitimité détester son personnage, mais l’interprétation enjôleuse et à fleur de peau de Rogowski, ainsi que la compassion du regard d’Ira Sachs, nous empêchent de le prendre complètement en grippe. Il demeure tout le long du film une présence attirante et fascinante, un être dont on cherche à identifier les remous de l’âme. Et si on a l’humour pour, l’absurdité de certains de ses propos et des situations qu’il crée à quelque chose d’amusant.



Bien que le film les montre fréquemment en souffrance face à la volatilité de leur amant, les deux autres membres du triangle amoureux n’en sont pas moins fascinants. Sachs prend soin de jouer avec leurs imperfections, de leur donner une chair et une existence au-delà la chambre à coucher. Le casting est à cet égard absolument parfait, jouant d’un côté sur la douceur blessée de Ben Whishaw (Le Parfum, Paddington) et de l’autre sur la spontanéité et le naturel d'Adèle Exarchopoulos (La Vie d’Adèle). Lorsqu’elle ne saisit pas, avec une certaine crudité, leurs ébats, la caméra n’aime rien de moins que de s’arrêter sur leur visage, de prendre le temps d'en saisir les minuscules changements, de chaque tressaillement trahissant leur ressenti. Les gens ne changent pas, nous souffle le film, seuls leurs sentiments peuvent évoluer. C’est à cette métamorphose des affects plus qu’à quoi que ce soit d’autre que le long-métrage est dédié.



Dans ce drame en apparence simple et dépouillé, qui évite le mélodrame malgré le chaos sentimental à l’écran, tout est dans les détails. À l’image de ce cadre linguistique qui implique que le personnage principal ne parle jamais dans sa langue maternelle à ses amants. Ou de ce vélo qui devient vite un symbole de son nomadisme amoureux, toujours en mouvement. Quelle part de vécu y a-t-il dans ces éléments ? Il ne sert à rien de spéculer, mais comme chaque décision, ceux-ci rendent le film vivant, transformant ce qui aurait pu n’être qu’une succession de poncifs sur l’amour moderne en un drame des plus perçants.


-Adrien Corbeel


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Surimpressions
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le 14 août 2023

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