Adapté d’un bouquin d’Alasdair Gray sorti en 1992, le film met en scène un Londres fantastique du dix-neuvième siècle dans lequel existe Bella Baxter, une jeune femme ramenée à la vie par un médecin et scientifique aux méthodes peu scrupuleuses, Godwin Baxter. Entre les quatre murs de cette grande maison que Bella n’a le droit de quitter sous aucun prétexte sans la présence de son créateur, la jeune femme récemment, mystérieusement réanimée apprend la vie tel qu’il souhaite bien la lui apprendre… jusqu’à ce qu’un avocat des plus fantasques décide d’emmener la créature à la découverte de l’Europe, réalisant ainsi son rêve d’assouvir une grande soif de connaissances… et de curiosités.
Il ne serait abusé de présenter Pauvres Créatures comme l’un des films les plus attendus de 2024. Il attire autant de par ses trois belles premières têtes d’affiches que par le nom de son réalisateur qui multiplie les bizarreries (très) bien reçues. J’ai découvert assez tardivement qu’il s’arrêtait près de chez moi et j’ai eu la chance de pouvoir me glisser dans la petite salle du casino d’Arras pour voir ce gros morceau de 2h20 deux mois avant sa sortie française.
Dans des décors gothiques et baroques qui m’ont autant rappelé ceux de Jean-Pierre Jeunet et de Tim Burton, le réalisateur nous plonge dans l’odyssée d’un Frankenstein moderne et féministe conté avec beaucoup de créativité artistique à travers autant de couleurs vibrantes mais sombres qu’un noir et blanc qui rappelle les prémices du cinéma muet.
Dans la première partie du film, la « bête » qu’est Bella découvre la vie telle qu’elle lui est montrée chez les Baxter, sous l’autorité de (God)win. Femme au cerveau de bébé, elle pète des assiettes à souhait, à table, pour le provoquer comme un gamin en bas âge le ferait, joue avec la nourriture, elle joue du piano avec les pieds, fait du vélo sur le carrelage tout propre du hall d’entrée de leur sanctuaire avec les quelques animaux hybrides, autres expériences de Godwin, qui traînent dans le jardin. Pour surveiller et accompagner Bella dans son développement quand lui n’en a pas le temps, le créateur engage un étudiant brillant qui suit l’un de ses cours, Max McCandles. Un calepin à la main, il se met à suivre ses moindres faits et gestes : compte le nombre de raisins qu’elle peut bien avaler, note les mots et idées qu’elle exprime dans un anglais très approximatif. En la présence de cette invention qu’il apprend à connaitre, Max tombe lentement amoureux alors que Bella, qu’on peut imaginer n’avoir jamais pu avoir la compagnie masculine de quelqu’un d’autre que son père adoptif, apprend à se faire et à apprécier sa présence. À travers la naïveté et l’innocence, ils s’apprivoisent… jusqu’à ce que.
Une pomme dans les mains, les pieds sur la table. Bella découvre les prémices du plaisir que peut lui offrir son corps, à table, devant une assiette à moitié pleine et face à une domestique qui ne saurait l’arrêter. C’est ce qui marque le début d’une grande soif d’apprentissage, de l’éveil de Bella. Mais aussi les premières minutes de ce qui marquera le long périple qu’elle fera à travers l’Europe après avoir foutu le camp avec un homme qui lui aura promis monts et merveilles mais qui lui offrira surtout de nombreuses désillusions. Bella et Duncan Wedderburn prendront donc le large, dans la plus grande discrétion, vers l’Europe. Ensemble, ils découvriront d’abord Lisbonne, puis l’Atlantique, Alexandrie et Paris dans une épopée pleine de sexe, d’alcool et de dérives que la pauvre créature se plaira (ou non) à découvrir. Parfois dans des draps qu’ils souilleront énormément (beaucoup, en fait, vraiment beaucoup) et de différentes (énormément) de façons possibles, Bella s’éveillera peu à peu d’une conscience personnelle et gagnera en indépendance. En apprenant gentiment à se conduire en société, à aligner des mots dont elle connait réellement les sens, à brandir haut et fort une indépendance sexuelle à une époque victorienne où ça reste tout de même assez mal vu. Peu à peu, sous le regard paniqué d’un avocat qui pensait avoir pris le contrôle sur son amante, la créature prend son envol et lui devient un cauchemar… Un cauchemar après lequel il court désespérément, lui qui pensait la tenir en laisse, alors que, de son côté, Bella devient sa propre personne à travers, entre-autre, le socialisme, la découverte de soi, le sexe... et ce monde bien moche mais en lequel elle discerne tout de même une certaine beauté.
[After having sex with Duncan] Why do people not just do this all the time?
Le film est très spécial, autant dans son approche artistique que scénaristique. Visuellement, ça claque. On a le droit à beaucoup de grands angles, les couleurs vives et monochromes attirent autant le regard que les nombreux détails parsemés dans les décors qu’il faudrait certainement plusieurs visionnages pour apprécier à leur juste valeur. L’utilisation du fish-eye et du noir et blanc sont astucieux. C’est un vrai kiff visuel… à tel point que si le scénar’ était mauvais, on pourrait au moins en tirer des étoiles dans les yeux. Mais même à l’écriture, le film brille. C’est foutrement bien ficelé, chaque chapitre a son intérêt et jamais, Ô grand jamais, le film ne s’égare dans son récit.
Derrière son excentricité, on y trouve un mélange de glauque et d’humour noir auquel on est obligé de rire ou au moins d’esquisser un sourire. Sans rire, j’ai jamais assisté à une séance durant laquelle les réactions de spectateurs étaient aussi vives et spontanées. Du dégoût de voir la dissection d’un cerveau, au rire nerveux à l’esclaffement face à une scène gênante mais qui met tout le monde d’accord. Le film est sans filtre et ne plaira certainement pas à tout le monde, notamment de par le nombre incalculables de fois qu’on peut voir, à l’écran, la poitrine ou les seins d’Emma Stone en train de se faire secouer dans des « bonds furieux », comme elle a elle-même nommé ce nouvel hobby de son personnage. Le cul est réellement omniprésent, et de bien des façons...
Ça reste pourtant, sans les avoir tous vus, l’un des films de Yórgos Lánthimos que j’estime et imagine être des plus simples à regarder. Le sous-texte féministe autant implicite qu’explicite reste facilement compréhensible et n'en fait jamais trop. Si vous avez détesté Barbie, y a de grandes chances que vous appréciez celui-ci qui fait dix fois mieux le taf. Et le film, aussi bizarre qu’il puisse être, reste très accessible. Pour le dire grossièrement, tu peux y emmener ton père qui se pique aux Fast & Furious et aux DTV de Bruce Willis, y a quand même moyen qu’il passe un très bon moment.
Au casting, de jolis visages qui incarnent avec brio, pour la plupart, le personnage qui leur a été attribué.
À Venise, après que le film ait décroché le Lion d’Or, Yórgos Lánthimos déclarait qu’ « une créature incroyable n’existerait pas sans Emma Stone, une autre créature incroyable. » Il avait raison. Emma Stone est une déesse au sommet de son art dans ce que je pense être son rôle le plus travaillé – on sent réellement qu’elle a pris son pied en bossant sur ce film, et ça fait toute la différence. Willem Dafoe fait du Dafoe et reste excellent dans ce rôle de scientifique aux grandes ambitions qui lui va comme un gant… parce que, sérieux, c’est le premier rôle dans lequel j’aurais jamais pu l’imaginer. Mark Ruffalo est hilarant dans son personnage d’avocat égoïste et pathétique. Reste Ramy Youssef (que je ne connaissais pas), qui livre aussi une très belle performance en tant qu’élève et assistant de Godwin… rôle qui lui ouvrira certainement beaucoup d’autres grandes portes.
Côté casting, il reste encore Jerrod Carmichael dont, désolé, je ne suis même pas sûr de me souvenir (putain ?) alors que pas mal mis en avant dans la promo du film. Et parmi les grands noms qu’on voit peu mais suffisamment assez, Margaret Qualley qu’est excellente en « seconde créature » dans des scènes drôles à souhait et Christopher Abbott qu’on aperçoit surtout dans la dernière partie du film mais que le charisme n'empêche pas de détester.
J'avais aucune attente pour ce film ; j'en sors ensorcelé. J'y pense depuis quinze jours, je continuerai d'y penser jusqu'à mon prochain visionnage...
We must experience everything, not just the good, but degradation. Horror. Sadness. Then we can know the world. And when we know the world, the world is ours. This makes us whole.