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Bon, je sais que j'ai du retard, mais il me fallait du temps pour digérer le film et écrire dessus.


Pauvres Créatures est le nouveau film de Yórgos Lánthimos. Le réalisateur grec revient 5 ans après l'excellent La Favorite, qui avait remporté le Lion d'argent à Venise, et qui était sans doute son film le plus accessible. Effectivement, on avait eu droit avant ça à des délires bien bien barrés, comme Mise à mort du cerf sacré, Canine, ou surtout The Lobster, qui avait gagné le grand prix au festival de Cannes en 2015. Le cinéaste revient avec sa folie caractéristique, en dépeignant ici un conte de Frankenstein moderne ultra atypique, abordant frontalement la question de l'émancipation féminine.


Lauréat du Lion d'or à la dernière Mostra de Venise, Pauvres Créatures raconte l'histoire de Bella Baxter, une jeune femme ramenée à la vie par un Docteur aussi brillant que mégalo, Godwin Baxter. Pour une raison qui sera dévoilé tôt dans le film et que je ne vous spoilerai pas, Bella a un corps d'adulte mais se comporte comme une enfant, semblant être dénuée de toute logique et savoir-vivre. La considérant inapte à survivre au monde extérieur, le docteur décide donc de lui interdire toute sortie.


Sauf que Bella, elle s'ennuie ferme. Elle veut absolument explorer le monde, découvrir les plaisirs de la vie, mais surtout découvrir sa propre identité. À la manière du rite initiatique classique, le personnage va ainsi parcourir le monde pour le comprendre, et se comprendre elle-même. Elle sera accompagnée de Duncan, personnage incarné par Mark Ruffalo, qui est grosso modo le stéréotype du connard en amour. Le cliché du mec qui se vante en permanence de ses performances sexuelles, et qui impose à ses conquêtes de surtout ne pas s'attacher, ou pire, tomber amoureuse.


À ceci près que Bella n'a aucun code de la société. On a alors un personnage principal particulièrement spontané et authentique, qui va s'amuser sans même s'en rendre compte à démonter tous les stéréotypes et comportements masculins toxiques. Et autant Barbie était le niveau 1 du discours féministe (même si c'est un film très cool), autant là, on est clairement sur un niveau au-dessus. Le film est vraiment très drôle, voire jubilatoire, parce qu'il est extrêmement rentre-dedans et frontal dans la manière dont Bella répond aux tares de la société. Le récit n'hésite pas à taper sur les riches et leurs discussions vaines, ou montrer le désintérêt général accordé aux populations plus pauvres par exemple. Mais il traite principalement de l'émancipation d'une femme, qui va se libérer d'une emprise paternelle puis masculine. Cette libération va par ailleurs se matérialiser à l'écran à travers le passage d'une première partie intégralement en noir et blanc à un festival de couleurs saturées, presque pop.


Il est particulièrement savoureux de suivre l'évolution de cette femme, la façon dont son esprit va se façonner, à travers ses voyages, ses découvertes, et ses rencontres. C'est aussi une femme qui va s'intéresser de plus en plus à la littérature, et qui va en ressortir profondément érudite. Malgré sa compréhension des maux et des injustices profondes de la société, ce personnage reste tout le temps optimiste, voire un peu candide. Et c'est super malin de voir ce type d'inégalités sociales enfin traitées sous un angle rafraîchissant et optimiste, nous montrant qu'il est toujours possible d'éduquer et d'aller vers le mieux.


En tant que spectateur, Bella est un personnage irrésistible, que l'on ne peut s'empêcher d'aimer profondément. Que l'on a constamment envie de soutenir et supporter pendant tout notre visionnage. Et c'est génial d'avoir une figure principale aussi atypique, et pourtant à laquelle on s'attache sincèrement. À la fin du film, on a la sensation de l'avoir vu littéralement grandir et s'épanouir sous nos yeux, jusqu'à un final qui nous remplit d'émotion, mais surtout de fierté. Il faut alors évidemment que l'on mentionne la performance que tout le monde a commenté, à savoir celle d'Emma Stone, qui est effectivement assez incroyable dans ce jeu flirtant avec le grotesque en permanence. Et qui comme je l'ai dit évolue constamment, démarrant comme une bête poupée désarticulée, et terminant en femme forte et savante.


Contrairement au conte de Frankenstein originel, ici le monstre créé, à savoir Bella, ne fait pas peur au monde qui l'entoure. Au contraire, elle est d'une grande beauté, et elle suscite le désir de beaucoup d'hommes (et femmes d'ailleurs). Ce qui fait peur chez elle, c'est sa liberté de penser et de vivre qui semble sans aucune limite. Elle devient petit à petit maîtresse de ses envies, totalement détachée et insensible face au jugement du monde. Complètement infantilisée et dépendante dans un premier temps, elle devient finalement sujette à toutes les convoitises. Et dans cette société bien trop cadrée, on envie et on jalouse les gens qui osent faire des choses, qui osent sortir des clous, et qui osent vivre sans prendre en compte le regard des autres.


Elle s'affranchit ainsi également de la misogynie et du patriarcat inhérent à la société, sans aucun sentiment de peur ou de gêne. Allant jusqu'à être complètement autonome en exerçant un métier à Paris que je ne spoilerai pas, et qui est la symbolique ultime de liberté et d'émancipation. Faisant complètement vriller le personnage de Duncan, passant d'un mari violent et possessif, à un être complètement démuni et éperdument amoureux.


Bon il faut aussi parler de l'éléphant au milieu de la pièce. L'évolution de Bella se traduit en très (très) grande partie par sa sexualité. Le film utilise des principes quasi-freudiens, avec Bella qui découvre son corps, et qui revendique clairement et ouvertement sa passion pour le plaisir, que ce soit personnel ou mutuel.


Le film regorge ainsi d'énormément de séquences de sexe, et je sais que beaucoup de gens l'ont reproché au film. Je suis pas vraiment d'accord, même s'il est vrai que c'est un peu gratos à certains moments, et que ça peut avoir tendance à desservir le film. Je trouve que le propos du réalisateur est un peu flou à quelques moments, et certains discours manquent de profondeur pour être vraiment impactant. On se retrouve alors des fois face à des séquences sexuelles très crues sans trop savoir quoi en penser, et en se demandant où le cinéaste veut bien nous amener.


En fait, on sent vraiment que Lánthimos pense tenir son chef-d'œuvre, son film somme. Et du coup, il a tendance à en faire des caisses. Il pousse un poil trop loin ses visuels, il veut trop faire ce grand film complètement fou et culte, et il s'y perd un peu.


De la même manière, on a ce très court passage à Alexandrie, qui a une plastique absolument splendide, mais malheureusement le réalisateur en fait pas grand chose. C'est bien trop vite expédié, et le propos qui en découle sur les classes pauvres paraît alors bien maigre.


Beaucoup de gens ont d'ailleurs carrément considéré que le propos de l'œuvre était problématique, notamment au niveau de la sexualité. Mais je pense qu'il faut garder à l'esprit que le film est la définition même d'une allégorie, avec son univers et ses personnages complètement factices. Il faut vraiment avoir en tête que c'est un conte, une fable, et qu'on doit donc se détacher d'un quelconque réalisme.


D'ailleurs cet aspect conte me permet d'enfin aborder sans doute la plus grande qualité du film, à savoir ses visuels. On est plongé pendant 2h30 dans des décors extraordinairement créatifs, tout droit sortis de l'imaginaire baroque absolument dingue de Lánthimos. Ça fourmille de détails partout, c'est inventif, farfelu, bref c'est un immense plaisir de spectateur. Les villes sont des pures hallucinations visuelles, résumées à quelques simples bâtiments difformes. C'est vraiment un mélange de steampunk, de rêveries et bah presque de créations faites par intelligence artificielle. Le fish-eye, déjà très utilisé dans La Favorite, revient régulièrement ici pour construire ces plans arrondis, qui renforcent ce côté déjanté et difforme. C'est absolument splendide, sans même parler du boulot monstrueux sur les costumes. Et le film a coûté 35 millions. Seulement 35 millions.


Je ne m'étends même pas sur toutes les petits détails et les petites idées géniales de l'univers, je préfère vous laisser la surprise de la découverte de ce monde formidablement inventif. Et on a parlé d'Emma Stone, mais toutes les performances sont remarquables. William Dafoe est notamment particulièrement convaincant en savant fou et mégalo. Par ailleurs, la bande originale signée Jerskin Fendrix renforce magnifiquement cet aspect conte fantastique rempli de bizarreries.


Pauvres Créatures, je trouve que c'est un film avec plein de petits défauts, qui est indéniablement imparfait, mais dont la majorité des séquences sont tellement généreuses, fortes et mémorables que je garde un souvenir assez extraordinaire de mon visionnage. Un énième très gros coup de cœur de ce début d'année 2024.



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le 3 mars 2024

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