On la connaissait aspirante comédienne éprise d’un jazzman en devenir dans La La Land (2016), ex-toxico devenue assistante de son acteur de père dans Birdman (2014) ou maîtresse roublarde et séduisante de la reine Anne d’Angleterre dans la Favorite (2019), déjà chez Yorgos Lanthimos.
Voilà maintenant Emma Stone enfant dans un corps d’adulte, en quête d’émancipation féminine dans le loufoque Pauvres Créatures, toujours devant la caméra de l’excentrique cinéaste grec. Peut-être pour son meilleur rôle jusqu’alors. Celui qui, au-delà des récompenses (Golden Globe de la meilleure actrice avant un probable second Oscar), synthétise la carrière d’une actrice ayant pour fil rouge la libération des femmes.
Tout démarre derrière les fenêtres d’un manoir londonien des plus bourgeois dans l’Angleterre victorienne revue à la sauce rétrofuturiste. Une prison pour Bella Baxter (Emma Stone), un vivarium pour son père, « God », l’éminent docteur Godwin Baxter (Willem Dafoe), qui la laisse jouer avec les cadavres de sa morgue. Car Bella n’est pas une fille comme les autres, mais une hybridation signée God.
Ce dernier a ramené à la vie une femme enceinte suicidaire trouvée sous un pont en bord de Tamise, dont il a remplacé le cerveau par celui de son bébé à naître. Depuis, il garde sa créature recluse, mentalement et physiquement retardée, comme objet d’étude aux progrès fulgurants. Jusqu’au jour où Bella découvre, à table, le plaisir solitaire de la masturbation à l’aide d’un concombre. C’est le point de départ de sa délivrance et le début d’une longue odyssée – de Londres à Paris en passant par Lisbonne et Alexandrie – en compagnie de Duncan Wedderburn, avocat cupide et volage tombé raide dingue de la jeune naïve.
Avec Pauvres Créatures, Yorgos Lanthimos signe une nouvelle satire aussi tordante que mordante, éminemment politique, dans la lignée de sa filmographie riche de huit longs métrages. Un film ambitieux et surréaliste pas forcément moins théorique mais beaucoup moins froid que les précédents (Mise à mort du cerf sacré, The Lobster, Canine…).
Le réalisateur, héritier spirituel de Luis Buñuel, continue donc à creuser son sillon, questionnant toujours plus les interdits, les conventions et les diktats sociaux, cette fois via l’adaptation du roman éponyme de l’écrivain écossais Alasdair Gray. Il le fait avec une constellation d’influences, thématiques comme visuelles, qui viennent habiller les délicieuses transgressions de Bella. Lanthimos se plaît ici à hybrider, version #MeToo, le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley avec le Candide de Voltaire.
En se confrontant au monde jusqu’alors parfaitement inconnu, Bella Baxter prend ainsi en pleine poire la violence du patriarcat et de ses différentes incarnations. Rien ne lui semble normal. À mesure qu’elle prend possession de la langue comme de son corps, cette étrangère à la honte, dénuée de codes sociaux, peut alors faire exploser le corset des assignations de genre. Et ce, sans se préoccuper des volontés masculines qui pavent son voyage initiatique.
Parce qu’il est clair que le pluriel Pauvres Créatures désigne les hommes, corrompus par le sexe et l’argent, plutôt que l’ingénue qu’on tente de contrôler. Mais Bella mange, fornique et bouge comme bon lui semble, refusant toute entrave. Comme lors d’une fantastique scène de danse où Duncan Wedderburn tente de brider sa folle liberté. Elle sait aussi, sans une once de méchanceté, leur dire son innocente vérité, mettant ainsi des mots sans filtre sur ce monde bancal et bienséant, que Yorgos Lanthimos distord grâce à des plans débullés (de travers) et l’utilisation intensive du fisheye.
Ce conte féministe pourrait tout de même en laisser quelques-uns de côté tant son foisonnement d’idées peut s’avérer déroutant. Mais c’est en réalité sa grande force que d’avancer sans concession, calé sur le rythme de l’affirmation de son flamboyant personnage principal. Aussi, Pauvres Créatures, et ses 35 millions de dollars de budget, vaut le détour, ne serait-ce que pour des décors époustouflants, empruntant autant à l’expressionnisme allemand et à Jules Verne qu’à Terry Gilliam ou Wes Anderson. Restent notamment en mémoire ce tramway suspendu lisboète sur un ciel orangé ou le Paris 1900 enneigé, où Bella rencontrera pleinement sa sexualité. Un ravissement de tous les instants pour les yeux.
Le jury de la Mostra de Venise ne s’est donc pas trompé en lui décernant, en septembre 2023, sa plus haute distinction, le Lion d’or. Les Oscars pointant le bout de leur nez, la dernière créature de Lanthimos n’a probablement pas fini son heureuse moisson.