Pauvres Créatures est une expérience stupéfiante. Par où commencer, on ne sait pas trop, tant mille mots veulent sortir en même temps de nos lèvres (on ressemble à Bella qui babille bruyamment) dès le générique de fin silencieux (on n'ose plus rien dire), comme un calme après la tempête de tout ce que Pauvres Créatures nous a fait vivre, subir pour la bonne cause, réfléchir, redécouvrir Frankenstein (une œuvre qu'on pensait connaître par cœur, et Yorgos Lanthimos de trouver la faille), ouvrir grand les yeux devant ces décors hallucinants, les ouvrir encore un peu plus grand (aïe) devant la scène de danse complètement dingo, et finir de faire disparaître nos paupières devant le jeu sur-investi d'Emma Stone (le rôle de sa carrière, rien que ça), de Mark Ruffalo et Willem Dafoe (en grandes formes). On ressemble à un monstre échappé d'un Tim Burton, à la sortie de Pauvres Créatures. Yorgos Lanthimos est un esthète, adorant mettre des focales fish-eyes (l'effet "Judas"), du noir et blanc, des décors sur-colorés, difformes, impossibles, balançant tous les costumes les plus fous (toutes ces épaulettes ! On veut les mêmes !), nous surprenant par la forme sans pour autant perdre de vue la force de son propos, un bel exploit. Car, quel que soit votre genre, si vous avez un soupçon de considération pour les femmes, vous serez vite touché par le personnage de Bella, une "créature" qui s'éveille aux plaisirs de chair (attention : nombreuses scènes de nu, on préfère prévenir) avec toute l'innocence d'une enfant qui n'a pas connu l'adolescence (sans transition, c'est un jeu simple, agréable, intime, pour elle qui ne voit pas le regard possessif des machos sur son corps). Et Yorgos de préciser de suite : il ne s'attaque pas aux hommes en général, puisque deux des personnages positifs (le Professeur et l'étudiant) qui respectent la liberté de Bella, sont des hommes qu'on respecte nous-mêmes en retour, mais Yorgos trépane à vif ceux qui pensent qu'une femme est un objet à posséder, un sac-à-mains à exhiber en soirée mondaine, un défouloir sexuel à portée de main, et moins intéressante si elle réfléchit. Ceux-là même qui méritent le sort du méchant (qu'on a trouvé génial), littéralement
"bêtes à manger du foin"
. D'ailleurs, qui sont ces fameuses "Pauvres créatures" ("pauvres petites choses") du titre ? Vous avez 4h. Et n'oubliez pas, dans votre conclu, de parler du rapport divin du créateur (Godwin, "God", pour les intimes), du rapport à la beauté (le lien de Bella et les gueules cassées dans le lupanar parisien, ces "fracassés" qui restent plus honnêtes que le bel homme toxique campé par Mark Ruffalo), il y a tant à dire... Pour la ré-interprétation du mythe de Frankenstein, on pensait avoir tout vu, même au féminin (la Fiancée de Frankenstein qui est faite pour les besoins de La Créature, jusqu'au récent Weird Science, dont la Créature plantureuse ne veut pas céder aux hommes et redevient inerte), mais on n'avait pas vu venir ce 1% qu'il restait à explorer, la floraison-express d'une femme attirante sur le plan intime et intellectuel, dont le parcours est semé de déceptions et de soutiens inattendus, et dont le final reste
une belle image égalitaire qu'on rêve de ne plus qualifier d'utopie...
Pour la Créature si attachante, personne d'autre qu'Emma Stone, qui se donne à 1000%, nous emporte dans l'innocence de son personnage, dans les frasques amoureuses torrides, dans les gags qu'elle provoque malgré elle (Bella réagit à l'impulsion, en-dehors de tout code sociétal, et le décalage est très drôle), dans le regard triste de cette femme sur les cages dorées dont elle s'échappe, dans l'évolution intellectuelle de son personnage (jusqu'au dernier plan, jouissif). Pour la musique, Jerskin Fendrix (en lisant trop vite, on a pensé à un guitariste qui n'aurait pas boudé cette BO) nous offre des petites mélodies étranges, avec des cordes (de violons ?) pincées, tirées de façon dissonantes, et bizarrement fascinantes. Un peu comme Pauvres Créatures, comme Emma Stone, comme Bella : tout est cabossé, fait de douleurs et de moments de bonheurs suspendus, de stupéfaction pour ce qui nous échappe, surtout pour une liberté qui reste ce curieux objet du désir. Être (ou comprendre) les femmes, quoi.