Que ce serait-il passé si Michael Haneke avait œuvré dans l'Hollywood des années 40. Peut-être aurait-il réalisé Péché Mortel. Il n'y aurait pas eu Huppert, Binoche ni Kassovitz, mais Gene Tierney, Jeanne Crain et Cornel Wilde. Et bien sûr un personnage psychologiquement effrayant, joué par une star. Gene Tierney était l'actrice américaine des années 40 ; il y avait aussi Rita Hayworth, mais elle était plus connue pour son statut de pin-up que pour ses talents d'actrice (à juste titre). Gene Tierney fait partie de ces rares sex symboles qui a ont la chance de montrer qu'elles étaient bonne actrice dans le registre dramatique (même si sa carrière notable ne dure que 9 ans, entre un Sternberg en 1941 et un Preminger en 1950). On peut faire un parallèle avec Marilyn Monroe concernant son rapport au cinéma et la vie ; les deux ne savaient exister en dehors des projecteurs, les deux passèrent finalement par les hôpitaux psychiatriques.
"Pour survivre, il aurait fallu qu'elle soit plus cynique, ou du moins plus proche de la réalité. Au lieu de cela, elle était un poète au coin de la rue essayant de réciter ses vers à une foule qui lui arrache ses vêtements." (Arthur Miller, sur Marilyn Monroe)
"Vous me pardonnerez ce détour qui veut éclairer le long cheminement de Gene Tierney vers la folie, son inaptitude à jouer de son image, de sa beauté ailleurs que dans ses films, l'insécurité poignante qu'elle décrit tout au long de ce livre, et qui l'envahissait dès qu'elle n'avait plus le rempart d'un dialogue, d'un personnage, dès que les contours de son corps n'étaient plus cadrés par l'objectif." (Marie-France Pisier sur Gene Tierney)
Péché Mortel, réalisé par John M Stahl, ancêtre de Douglas Sirk, commence comme un mélodrame, en technicolor, ce qui est rare pour cette époque (la couleur était attribuée aux comédies musicales ou aux films historiques) et change progressivement de ton par le biais du personnage d'Ellen (Gene Tierney) qui, par un amour malsain, ne peut concevoir la relation avec son mari que par l'exclusivité la plus totale, la poussant aux pires horreurs. Deux scènes demeurent cultes (dans une certaine mesure, historiquement) tant leur cruauté est inédite dans un tel contexte : le film est présenté comme un mélodrame en couleur, dans un cadre serein (un chalet isolé au bord d'un lac, à la photographie somptueuse, une actrice qui est déjà une grande figure (elle a joué Laura un an plus tôt)) mais le réalisateur et le scénariste d'Autant en emporte le vent font de ces deux scènes des moments effrayant par leur calme, leur silence (Gene Tierney qui met ses lunettes de soleil pendant qu'elle assiste passivement à une mort), rappelant le cinéma de la glaciation d'Haneke. La fameuse scène de l'escalier, qui constitue également un meurtre inavoué, a d'ailleurs failli ne pas être admis par la censure.
Le film peut être considéré comme le paroxysme de cette vague de productions hollywoodiennes inspirée par la psychanalyse (naissance du drame psychologique et du film noir).
Finalement, Gene Tierney, l'actrice principale et la vedette du film, laisse place aux personnages secondaires qui vivront une renaissance, paradoxalement, grâce à elle.