Si l’on excepte Toutes ses Femmes, paraît-il très mineur, trois ans se sont écoulés entre Le Silence, l’un des titres les plus noirs, cruels et désespérés d’Ingmar Bergman, et la création de cette œuvre-charnière, centre de gravité de toute sa filmographie, vivisection radicale du monde névrosé de l’après-guerre allongé sur son divan en pellicule. Trois ans pour lui c’est long, c’est le temps requis pour faire le point, nettoyer parfaitement sa palette, concevoir en images l’exploration fascinante du visage comme livre ouvert, de sa physionomie opaque et faussement déchiffrable, du conflit théorisé par Jung entre le monde intérieur et la façade construite par l’individu pour protéger sa personnalité. Il suffit au cinéaste d’une entrée en matière hallucinante pour affirmer l’importance et l’ambition inédite de son projet. Ramassant en quelques minutes l’histoire du siècle comme celle du cinéma, le prologue active un maelström de plans hétérogènes dont l’exposition défie la persistance rétinienne, fondée sur le choc visuel et la sidération psychique liés au défilement des images. On y voit notamment deux lampes de projecteur qui s’allument lentement puis semblent entrer en contact dans une salve incandescente, des bobines qui tournent, des tirets blancs sur fond noir, un homme en bonnet de nuit pourchassé par un squelette et un démon, un pénis en érection, un mygale filmée en plongée, un main tenant la tête d’un mouton égorgé se vidant de son sang, la paume d’une main dans laquelle on enfonce un clou, un visage de vieille femme qui ouvre soudain un œil, et enfin le bras d’un adolescent qui se tend vers les visages troubles de deux femmes. Par son irréalité, sa dimension quasi-cauchemardesque, ses effets de saturation, de clignotement et de perforation, cette séquence d’ouverture révèle au spectateur ce que l’on pourrait appeler un inconscient du photogramme. Elle désigne d’emblée les propositions d’une œuvre qui remet en cause la vocation testimoniale du septième art en même temps qu’elle en célèbre la puissance onirique. Rarement l’écran fut plus fidèle miroir. Nous sommes face à lui, et ce qu’il nous montre est dans notre dos. Lui et nous : transparences, fantômes.
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Dans le corpus bergmanien, Persona est le diamant le plus inaltérable et le plus intemporel, le point d’orgue, la mise en crise extrême d’un processus de représentation ne trouvant d’équivalent, à son époque, que dans les propositions avant-gardistes d’Alain Resnais. Blanc, minéral, essentiel, il agit comme un condensé des obsessions de l’artiste, qui a affirmé faire acte de survie en le réalisant, et comme une réorientation de sa carrière et de sa vie personnelle : plus d’ouverture et de lumière après la trilogie dite "de chambre", plus d’espace dans le dénuement même de l’île de Farö où il s’est depuis totalement retiré, plus de liberté dans l’expression des pulsions, plus de témérité encore dans l’exploration de son propre langage, plus de sûreté dans le refus de la narration traditionnelle, plus de confiance dans le regard porté sur les femmes, plus de sincérité dans le rapport à la création. Du point de vue de la mise en scène, c’est un véritable prodige de l’esprit par lequel l’art du cinéma trouvait l’une de ses formes promises, c’est le film où Bergman se permet tout, jusqu’à reproduire deux fois la même scène pour éviter un contre-champ, jusqu’à employer un trucage grossier pour reconstituer un visage avec deux moitiés d’actrices, jusqu’à filmer une pellicule qui flambe au moment où la concentration présidant à l’autopsie du psychisme est si intense qu'elle en devient insupportable. C’est aussi un film extraordinairement physique et remuant sur la confiance et l’amitié, la dépendance affective et la trahison, le désir et la jalousie. C’est à la fois l'opus le plus politique et le plus métaphysique de l’auteur, car il est placé sous le signe de la tragédie de l’histoire (images du ghetto de Varsovie et du Vietnam), car il est sous-entendu que les véritables fous sont ceux qui tentent de se délivrer de la violence par l’équivoque du langage (l’une des héroïnes est horrifiée mais fascinée par le sacrifice du bonze qui choisit le silence dans le suicide plutôt que la bonne conscience facile de la protestation verbale), et car il est question d’oppression et de souffrance, de responsabilité et de transcendance. À travers l’exceptionnelle aventure de deux femmes en proie à une aliénation pathologique, Bergman développe une réflexion terriblement lucide sur les angoisses du monde contemporain. Il est l’un des seuls cinéastes qui parviennent à médiatiser de manière aussi irréversible le discours le plus abstrait en représentations chargées de la vie.
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Persona, c’est aussi et surtout les métamorphoses du Double : vertiges du reflet, troubles de l’analogue, mirages du conforme, jeux de l’écart et du raccord, envoûtements de la similitude. L’un des enjeux majeurs du film est cette quête du pareil. Une comédienne de théâtre, Elisabeth Vogler, perd (pour quelles mystérieuses raisons, quel inexpliqué blocage) le goût, l’envie, ou même la possibilité de parler ; elle devient silencieuse et se taira durant tout le film (sauf avec un mot : "rien"). Elle en est arrivée au point où elle ne sait plus que rire de façon hystérique des déguisements et des faux-semblants de son métier, alors que la réalité semble la remplir d’effroi. Selon sa doctoresse, elle serait en quête de vérité et ne voudrait plus qu’être et non paraître. Mais ce repliement sur soi est impossible : la retraite est envahie, la vie s’infiltre partout. Vogler, dans les langues germaniques, c’est l’oiseleur, celui qui charme et attire, qui capture et dompte, c’est le personnage nordique et mystérieux, c’était précisément le nom du magicien du Visage, de l’hypnotiseur qui portait un masque et se réfugiait aussi dans un mutisme trompeur, en proie aux questions de l’homme du siècle, le savant Vergerus. Elisabeth est soignée par une infirmière, Alma, qui elle ne cesse de parler, se livrant toute entière par les mots à cette complaisante confidente, et bientôt hantée par ce fantôme insaisissable, proie d’une possession surnaturelle, au point de perdre peu à peu conscience de son être et de se croire l’autre même, la vivante. Et cette autre-là, au terrifiant refus de l’expression, la voilà non pas guérie mais retrouvant sa plénitude, comme gagnant une part d’elle qui lui avait échappé. Une transfusion d’existences, une transmutation d’apparences se sont opérées. Non seulement cette interrogation sur l’unique et le duel constitue le propos du cinéaste, mais le film dans son ensemble, dans ses différents segments, obéit à ces oscillations entre l’identique et la duplication, se structure selon ces variations, brusques ou fluides, de la réunion à la bipartition.
Expression d’un dédoublement, l’œuvre est ainsi construite, dans son désordre apparent, son chaos fragmentaire, ses arêtes vives et tranchantes, sur le chiffre 2 : deux images de la mère sur l’écran de verre dépoli, deux bruits d’eau tombant goutte à goutte, deux cassures du film, deux plans d’Électre, deux souvenirs de l’apparition réelle ou hallucinée d’Elisabeth dans la chambre d’Alma, une phrase deux fois dite par Alma, et d’abord à voix basse comme si c’était celle d’Elisabeth : "Va te coucher, sinon tu vas t’endormir sur la table." Lorsque les deux femmes s’échangent, s’interpénètrent, sinon leurs êtres, du moins leurs "masques", Alma confond les pronoms personnels : "Tu es allée voir… Lorsque je me suis rendu compte… j’ai commencé…" "Je" et "Tu" se rapportent tous deux à Elisabeth, mais c’est Alma qui les emmêle. Dès le début se multiplient entre elles les caresses et les contacts, étonnamment sensuels mais constamment purs. On les voit à un moment étendues et enlacées, et bien que rien d’explicitement sexuel ne naisse entre les deux jeunes femmes, elles sont si bien unies physiquement que c’est Alma qui reçoit les faveurs de l’époux d’Elisabeth. Ainsi le désir de l’Autre, désir insatisfait, renvoie en dernier lieu à l’incapacité d’assumer sa propre condition. C’est l’une des figures majeures du film, où se croisent les demandes de tendresse, les impossibilités définitives — d’être soi ou d’être l’autre. Et où ces élans tourmentés rencontrent précisément la question de l’image, de ces corps et de ces visages donnés en pâture comme promesses d’une identité. La lutte d’Alma contre Elisabeth peut se lire comme une sorte d’enfantement : il faut qu’elle accouche de l’autre qui était en elle sans qu’elle en ait conscience et que la réflexion a fait venir à la vie.
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Mais tout cela ne serait que programme et intentions si chaque plan n’était l’objet d’une extraordinaire tension, si les hypothèses de mise en scène ne se concrétisaient à la faveur d’une incroyable puissance opératoire. Car Persona n’est pas un déroulé d’idées, c’est un film-plaie, un film à vif ponctué de douleurs spasmodiques, de nausées, de vomissements, un film qui touille profondément sa matière pour atteindre le cœur même de l’affect. Pieds et poignets s’y coupent sur le verre, les graviers, les rochers d’un paysage dur et austère. Les deux héroïnes traversent l’abstraction et le désenchantement du monde pour s’incarner en créatures palpitantes. Bibi Andersson est l’infirmière Alma, autrement dit l’âme, l’intériorité et l’au-delà, le soulagement terrestre et la promesse de salut. Mais elle est aussi la femme invisible, cachée, sacrifiée à l’autel du rationnel, vampirisée par sa patiente qui lui suce le sang : elle est celle qui n’a pas le droit de souffrir, et qui est condamnée à survivre ; c’est donc la plus fragile des deux. Liv Ullmann est l’actrice mutique Elisabeth, qui n’en peut plus de jouer un rôle ni de porter un masque (persona), qui se tait pour ne plus mentir, femme devenue insensible et ne recouvrant ses sensations qu’une fois ironiquement transformée en thérapeute. Cette fonction atteint un point culminant lors du récit fait par sa soignante de l’orgie charnelle à laquelle elle participa, séquence stupéfiante de crudité, d’audace et d’intensité érotiques au terme de laquelle elle constate qu’elle ne fut jamais été aussi heureuse qu’après cette expérience vécue sans gêne et sans fausse pudeur. Dans le moment même où Elisabeth refuse son art, elle en poursuit l’approfondissement. Elle s’enrichit au contact d’Alma, et Bergman tire de leurs relations une prodigieuse variation sur le créateur et son public. La comédienne se sert d’Alma qui, innocente, se livre à elle. Elle l’observe, l’écoute avec des sourires qui ressemblent à des grimaces, l’étudie de même que dans À Travers le Miroir le romancier David se servait de la maladie de sa fille comme sujet d'examen, jusqu’à ce que Karin, ainsi qu’Alma, découvre les notes qui la concernent. Elisabeth se sent renaître dans cette anthropophagie rituelle par laquelle tous les artistes se survivent en fin de compte. Elle s’exorcise en abandonnant Alma à sa crise et à son désespoir. Elle lui a fait connaître le démon de l’analyse dont on ne peut plus se passer et qui empoisonne l’existence.
Persona n’est peut-être qu’un rêve comme est rêvée sans doute la visite du mari la nuit, aveugle ou non, on ne sait, rêve d’un enfant qui fait apparaître puis disparaître un visage, rêve d’une femme qui exprime les deux aspects complémentaires de sa nature, la soif de silence et de parole, le souci de voiler et d’être dévoilé, de s’isoler et de communier, le désir d’un état où le malade est à soi-même son médecin. Le film obéit au principe de l’analogie : images qui se répondent en une cohérence irrationnelle, rebelle à l’analyse. Devant le flot verbal et frénétique, devant la réflexion en actes sur les processus intellectuels et l’angoisse éternelle de l’homme face à l’absence de frontière entre le visible et l’invisible, ne reste au spectateur qu’à éprouver les effets graphiques, sonores, narratifs de la cure introspective. Pris en tenaille entre l’alternance des gros plans, les panoramiques, les jeux de montage qui reflètent le rapprochement et l’éloignement des femmes, les puissants contrastes de noir et blanc, d’une part, et l’attention extrême exigée par un récitatif tenant parfois du délire imaginaire, d'autre part, il est infusé par un univers intérieur qui convoque la religiosité, le sexe, la mort, les traumatismes de l’enfance. Peu de films offrent de se pencher ainsi sur de tels abîmes. Quant aux dernières images, elles répètent en l’inversant le début, brisent à nouveau la conjonction entre temps projeté et temps de projection. Les images sautent, les roues dentées, les engrenages, le projecteur reprennent possession de l’écran, le dédoublement s’opère une fois de plus : il y a une bobine que la lumière traverse pour projeter sur un écran l’image d’une bobine que la lumière ne traverse plus ; il y a une lumière née de la fusion de deux charbons qui s’élance jusqu’à l’écran pour faire voir l’image de deux charbons s’éloignant l’un de l’autre et perdant leur éclat. Après avoir fait jouer mieux que jamais d’admirables actrices, après avoir rythmé les aveux les plus osés, les échanges de regards, la douceur et la dureté des voix, Bergman fait envahir un visage par l’ombre et une silhouette par la brume, annule son film par un autodafé en forme de défi. Plus question que réponse, Persona continue d’exister, multiplie à l’infini le jeu magique des miroirs qui, chez le cinéaste, réfléchissent bien davantage qu’ailleurs. C’est le cinéma se reflétant. Le titre d’origine du film ne laisse d’ailleurs aucun doute sur son importance pour le réalisateur : Cinématographe. Tout simplement.
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Un petit Blow-Up consacré au film.