Pour entrer dans ce film, il faut avoir le coeur bien accroché et se soumettre à une sorte de rituel de passage : dans l’ombre d’un projecteur de cinéma, des images - qu’on pourrait croire aléatoires - se succèdent tel des fragments de souvenirs. La plupart sont crues, macabres, dérangeantes ou violentes. Sur la pellicule fragile qui les contient, destinée à brûler, Ingmar Bergman synthétise en fait d’abord sa passion pour le septième art, mais aussi ses obsessions, ses interrogations, au travers de figures symboliques renvoyant à l’inconscient collectif. Il dépeint l’humanité, il provoque également, à l’aide de ses outils de cinéaste, et réveille ainsi la mémoire ancestrale.
Bientôt, au centre d’une pièce vide, dans la continuité du Dieu-Araignée aperçu précédemment, un enfant se lève, tente de toucher le visage indistinct d’une femme sur l’écran qui lui fait face - celui qui le sépare de nous, les spectateurs - mais les traits sont flous, et le visage semble se changer en celui d’une autre, habillée d’expressions différentes. Un présage de ce qui attend les deux protagonistes de l’histoire à venir.


L’idée première du film vient à Bergman alors qu’il est malade et a rompu toute communication avec son entourage. À l’hôpital, il commence à écrire après avoir vu deux silhouettes de femme se mélanger devant son regard fiévreux.
« On peut se replier, on peut s’enfermer en soi. » fait-il dire au personnage de la doctoresse. « Alors plus de rôle à jouer, plus de grimace à faire, plus de geste mensonger. Du moins, on croit. Mais la réalité est obstinée. Ta cachette n’est pas étanche. La vie s’infiltre partout. »
La renaissance débute lorsque le réalisateur découvre l’étrange beauté d’un effet de lumière sur le visage de Liv Ullmann et de Bibi Andersson, les deux comédiennes qui joueront respectivement les rôles d’Elisabeth et d’Alma.


La première est une actrice de théâtre reconnue. Au cours d’une représentation, elle s’enferme soudain dans le silence et se refuse dès lors à faire entendre sa voix. Le sermon cité plus haut lui sera réservé.
La seconde est la jeune infirmière qui la prend en charge. Face au mutisme inexpliqué de sa patiente, elle est décontenancée et comble ce vide par un flot ininterrompu de parole. Peut-être un peu trop naïve, et influencée par l’admiration qu’elle voue à celle à laquelle elle tient compagnie, elle lui confie le moindre de ses secrets, avec pour seul écho le regard en apparence bienveillant, mais en réalité un brin moqueur, d’Elisabeth.
Cette dernière écoute, s’amuse intérieurement des anecdotes honteuses que la jeune femme lui raconte malgré l’affection réelle qu’elle lui porte et une certaine empathie. Elle se permettra néanmoins de les retranscrire à la doctoresse dans une lettre qu’Alma finira par découvrir, brisant ainsi la confiance et l’estime que l’infirmière lui témoignait. La maison en bord de mer où elles se sont isolées va alors devenir le théâtre d’un terrible conflit.
Car elles n’appartiennent pas au même monde et doivent cohabiter malgré le fossé qui les sépare et une crise relationnelle naissante. Elisabeth, qui désirait au départ, via son absence d’interaction, se débarrasser du masque social qu’elle est forcée de porter (la « Persona » de Jung) va finalement vampiriser Alma (qui signifie « subconscient » en suédois). Le processus sera long, insidieux. Au fur et à mesure, les identités vont s’embrasser, se superposer pour n’en faire plus qu’une.


Maîtrisé à tous les niveaux, que ce soit dans la manière impressionnante de filmer les comédiennes, de les éclairer ou de les diriger, que ce soit dans l’intelligence de l’écriture, dans ce que l’oeuvre révèle de nous, « Persona » est considéré comme l’un des meilleurs films de tous les temps, distinction amplement méritée puisqu’il s’agit à mes yeux du plus beau qui existe, de la perfection absolue, et il trône donc en toute logique au sommet de la liste de mes longs métrages favoris.
En effet, Bergman a réalisé, en l’espace de quelques semaines, ce qui est sûrement son oeuvre la plus aboutie et la plus influente : il est évident qu’un grand nombre d’artistes s’en sont inspirés par la suite dans leur travail, à commencer par David Lynch avec son fameux « Mulholland Drive », l’un des exemples les plus flagrants.
Alors vous aussi, tentez le rituel de passage, l’effort en vaut la peine. Cependant - il faut en être conscient avant de s’y risquer - cette oeuvre est difficile à aborder. L’action est lente, la forme non conventionnelle, le propos complexe. Elle en est, justement, d’autant plus fascinante.

MateOuCrève
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le 31 août 2018

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