Petits Arrangements avec les Morts : un drôle de titre pour un drôle de film. Original, sensible, pénétrant l'émotion du drame intime, il relève d’une vraie ambition. Par chance, Pascale Ferran a, comme on dit, les moyens de ses ambitions. Les thèmes ("la vie", "la mort", rien de moins) ne sont nullement déclinés avec cet insupportable aplomb des donneurs de leçons, autoproclamés métaphysiques alors que tout mystère devant le monde leur est étranger et ennemi. Au contraire, elle adopte une discrétion éminemment louable, une sorte de précision infinitésimale, de regard microscopique sur l’existence intérieure des gens. Des gens simples aux histoires simples, qui nous ressemblent puisque comme tout un chacun ils s'arrangent avec les morts pour continuer de vivre du mieux qu'ils le peuvent. Le titre d'ailleurs reflète exactement la portée de l’œuvre, son mélange de gravité et d'ironie. Il souligne aussi ("les" morts et non pas "la" mort) une proximité aux personnages, un primat de l'expérience des protagonistes sur toute idée globalisante. Ce qui n'implique pas que Ferran n’exprime pas sa manière de voir les choses, mais son discours se lit en filigrane. Quand il est fait comme ça, le cinéma est toujours stimulant. Le sujet pourrait être la floraison des patates ou la vie sentimentale de la paramécie que ça marcherait encore, parce que c’est filmé simple et droit, à exacte distance, avec attention et respect au moindre détail et à la manière dont il se relie au monde entier. Préservée de la démagogie des généralités, la fable n'écrase ni la fiction ni la matière organique et vivante des êtres qu’elle donne à voir.


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La plage, avec ses variations, ses abandons et ses retours, est un lieu privilégié pour se livrer à l'élaboration compliquée d'un art de la mémoire. C'est sur cette frange écumeuse, grouillante d’une vie qui disparaît aussitôt, que l'horloge en surimpression se met en marche pour se fixer à l'heure dite, toujours la même, celle de la reconstruction du souvenir : midi. Il y a l’océan, quelques baigneurs, des vacanciers. Et un château de sable, magnifique. Celui qui le bâtit est un adulte grisonnant qui s’appelle Vincent. On s'apercevra par la suite que trois personnages l’observent : Jumbo, caché derrière un bateau, François, depuis la digue, et Zaza, allongée sur le sable. C'est précisément par le regard que tout change, et que l'édifice provisoire s'écroule. À la situation initiale manquait en effet l'essentiel : le point de vue. Or Petits Arrangements avec les Morts ne vit que du point de vue, qui enclenche une série de dérivations subjectives. Ferran accompagne ces bifurcations déambulatoires sans se livrer à aucune expérience complexe sur l'image, en se remettant aux seuls raccords opérés par son minutieux travail de montage et de découpage. Autour de Jumbo, l'enfant, s'organisera le premier chapitre. Autour de Vincent se développera partiellement le deuxième volet : celui de François, son frère cadet. La troisième période sera celle de Zaza, leur sœur. Plan après plan, Ferran ménage un crescendo dans le crépuscule qui assombrit peu à peu son film. Entre l’autisme de Jumbo et la virulence de François, persuadé qu’on a voulu le rendre fou, elle intercale des images de documentaires (sur les abeilles et leur instinct de survie), fait communiquer entre elles les espèces (hommes, insectes, crapaud, mais aussi bien la pierre ou le métal) et délirer les hypothèses. Chacun des personnages trace un chemin qui, dans la mémoire et travail, l’humour et la science, contribue à la question centrale du film, tout en nourrissant une multitude d’événements, de notations, d’instants tristes ou chauds, durs ou beaux, sans que jamais le propos ne s’égare du côté des grandes idées et des gros sentiments.


Ferran met ainsi l’organisation formelle du film au service des protagonistes, sans jamais les réduire au rôle de porte-parole, et en construisant une chambre d’échos qui répercute leurs états d’âme et leur douleur intérieure. Dans les trois récits, la cristallisation s'opère autour de la mort d'un être cher et de la réaction qu'elle engendre chez les vivants. On pourrait penser d’abord que le décor estival est déplacé pour un tel sujet. Mais tout de suite après, on concède que le cagnard d’un jaune presque liquide, le sable immatériel et le flux des marées menaçantes peuvent constituer le modèle réduit d’un début d’au-delà. Ainsi voit-on le jeune Jumbo se préoccuper du haut de ses dix ans de la présence du néant qu’il scrute à bout de jumelles ou qu’il invente lors d’oppressants jeux de pistes dans un bunker de la dernière guerre, métamorphosé en tombeau égyptien. Puis, comme un second coup de faux, la caméra saisit François, jeune chercheur au Musée d’histoire naturelle, entomologiste voué à la classification maniaque des insectes, durablement détraqué par le souvenir des jours mornes qui succédèrent à une tragédie d’autrefois. La réalisatrice observe ces réseaux secrets de culpabilités non pas avec l'œil du moraliste à la petite semaine mais avec un regard faussement détaché qui suggère plus qu'il n'expose les déterminismes possibles. Et si au bout du compte tendresse il y a, c'est que Ferran respecte la fragilité propre à toute perception de soi, qu’elle souligne son ambiguïté, ce qui fait que l'homme est homme et non moucheron. La construction du film n'apparaît jamais comme un exercice purement formel mais comme le moyen de donner du temps à ses personnages. Et de nous en donner à nous, spectateurs, afin que nos propres arrangements avec les morts trouvent ici et là, dans les interstices, des connivences avec les images.


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La première partie est donc consacrée à un petit garçon, mi-génie familier de la plage, mi-espion planqué sous les pédalos, qui se présente tel un médiateur, le passeur d'un autre temps, frères et sœurs devenus adultes qui passent l'après-midi ensemble, sous le soleil exactement. Il est une pièce rapportée, qu'accentuent son caractère taciturne et le ton différent de la section qui le concerne. Ce déséquilibre est encore celui de la vie qui boite, ne tourne plus rond dès qu'au cercle relationnel manque un maillon ; c'est aussi celui de la vie qui continue. Ils sont quatre adultes mais étaient cinq enfants. Florence dite Zaza, Suzanne, Vincent et François ont perdu accidentellement leur sœur Lili quand ils étaient petits. Sur la plage, on les retrouve ralliés par d'infimes rituels verbaux et gestuels, grandis chacun au sein de son propre roman familial. Pour François, la disparition de Lili semble être à l'origine d'une certaine forme d'absence, de mise à l'écart têtue. Il croit pouvoir disséquer son histoire avec l'objectivité de son regard de professionnel, se dérobe par ses mensonges et demeure en retrait. De toute évidence il vit parmi les morts, et son lieu de travail même est filmé comme un labyrinthe funéraire. Le troisième volet met en scène Zaza, grande sœur paranoïaque, et fait basculer le film dans le fantastique : la vie décanille en séance de spiritisme à perpétuité. Plus que le décès de Lili, c'est la blessure infligée par l'abandon du père qui semble à l'origine de sa solitude. Avec l'air calme et désinvolte des grands angoissés, elle demande constamment l'heure. Lorsqu'enfin l'horloge affiche midi, signal convenu du départ pour l'imaginaire, on embarque dans les eaux encore claires de son adolescence trop tôt coupée de l'enfance, où elle porte déjà un masque, celui de l’aînée présumée forte. Adulte, c'est le chaos. Zaza, désorientée, démunie, éperdue, fait surgir une émotivité incontrôlable, nourrie et sans cesse ravivée par des images traumatiques. Il y a deux personnes en elle. L'une, infirmière des hôpitaux, semble aguerrie mais s'effondre à la moindre occasion, blessée dans sa propre interprétation du monde. L'autre, emportée par son malaise et la bizarrerie de ses sensations, puise son ailleurs (ses petits arrangements) hors de la famille et du cadre trivial des hôpitaux : dans le recours à des énergies parallèles et bienfaisantes, sources d’un apaisement tout précaire.


Car il n’est pas d’ordre qui régisse le deuil ; s’il relève, selon tonton Sigmund, d’un travail, celui-ci à coup sûr n’est pas volontaire mais subit dans la tension des jours et des nuits, entre rage et culpabilité. Dans ces Petits Arrangements avec les Morts, Ferran draine vers nous de quoi alimenter nos insomnies : la peau immonde du lait en ébullition, le couinement des viscères vides, un bouquet fané qui respire encore dans la poubelle, bref l’écœurante matière de tout ce qui, bon gré mal gré, s’obstine à vivre, ne serait-ce que par pure inertie. "La mort est la condition de la précision" dira François, et il arrive que le film oscille avec lui entre phobie du vivant (toujours à l’état d’éclosion humide ou de putréfaction molle) et délectation morbide. Dans ces moments, Ferran inocule au cinéma français une dose de décoction d’organes à la Cronenberg. Mais elle ne s’en tient pas à ce registre-là. À force de fluctuations mentales, d'allers et retours entre présent de la narration et présent des personnages, les motifs restent en construction perpétuelle. Les images de la montre-chrono de Jumbo et celle du château de sable que construit Vincent sont les détonateurs, les sésames ludiques qui libèrent et jalonnent la fiction. Mais les châteaux finissent toujours par s'effondrer avant de disparaître sans laisser de trace, vaincus par l'érosion et les assauts du temps, des vagues et du regard d'autrui... La forme du film reflète ainsi son sujet : la résistance intérieure face à l'événement. Sa structure précise et ordonnée est vivifiée par les télescopages d'images et de sens, à la manière du dictionnaire que l’on voit ouvert à la page où se côtoient Intime et Intestin. Elle affirme le double désir de lire en toute limpidité mais aussi entre les lignes, dans les entrelacs des scènes qui tapissent une histoire secrète, un sentiment viscéral. À la fin, on connait mieux les personnages et pourtant ils résistent, gardent leur mystère. Les réalisateurs vraiment intéressants sont ceux qui n'ont pas besoin d'expliquer. Pascale Ferran est de ceux-là, et l’espoir levé par son premier essai n’a jamais été trahi par la suite : Lady Chatterley et Bird People ont prouvé qu’elle ne s’accommodait ni des facilités ni des attentes. Ce n’est pas rien de faire un tel pari : sur la plage bretonne d'Audierne, au mois d'août, trois individus ordinaires regardent un château de sable, et ce qui se produit en eux peut composer le plus beau des spectacles. Pourvu que le point de vue du cinéaste soit à la hauteur. La hauteur d'homme.


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Thaddeus
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le 7 sept. 2014

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