Le cinéma russe s’exorcise, on n’a pas fini de s’en rendre compte. Toujours il cherche l’envers de ses causes malheureuses, mais la profondeur du miroir ne dépend pas toujours de la taille des maux. Ici, son portrait est pris au crépuscule avec un appareil qui conserve la mémoire de son ancien propriétaire, et il va servir au au passage à préserver le souvenir d’une de ces amours sordides entretenues entre les murs insalubres d’immeubles graffités.
Marina, personnage principal, est assistante sociale, la profession la plus ironique dans la préfiguration par Nikonova d’un Rostov-sur-le-Don fait de monstres créant d’autres monstres, de générations monotones d’alcooliques, de violeurs, de violents et de malheureux. Cette déséspérante machine infernale d’un peuple à l’agonie se purge par l’irrespect et une bureaucratie encastrée dans des impasses kafkaïennes.
Les films, eux, demeurent, et les photographies aussi, figeant le quotidien dans une image presque normale. Pour mériter de faire sa photographie, encore faut-il que Marina mérite d’être violée. Car elle est là la véritable horreur : pour les policiers miliciens qui portent l’uniforme pour s’élever d’une mer de monstres, c’est presque une faveur et une porte d’entrée vers l’autosatisfaction de sentir qu’on est tous pareils. Mieux vaut ça que la taule, marmonnent-ils en jetant un billet cynique sur le lieu de leur crime, prix au rabais de leur conscience tranquille.
Victime de la prostitution sans y avoir jamais pris part, Marina se transforme, comme si elle souffrait moins depuis qu’elle était empêtrée dans une réflexion sociétale presque philosophique devenue passionnante sans préavis. Finie l’assistante sociale : d’abord le reniement, puis la colère, puis la résignation. Les stades d’un état terminal de la pensée au cours duquel elle va commencer par s’assister elle-même et aimer son prochain. L’aimer même s’il a appris la haine et qu’il rejette le mot sans pouvoir s’expliquer, ni rien expliquer.
Pourtant il y a des mots et une douce action dans les recoins du film, un filet d’affection qui se fraye un chemin dans les sources du mimétisme générationnel, difficile à comprendre car l’on conçoit mal qu’un film russe puisse ne pas traiter de destruction mutuelle. Chaque film russe, aussi déprimant soit-il, offre sa propre échappatoire à ses vicissitudes, plus ou moins facile à emprunter. Chez Nikonova, elle a la poésie d’une photo prise au moment où la lumière est la moins propice. Elle aussi a filmé des actes sanguins, sanguinolents et injustes sous le pire jour de ses concitoyens et de son pays. Pourtant elle en a fait naître une lueur.
Quantième Art