Princesse Mononoké
8.4
Princesse Mononoké

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (1997)

Dès son titre, Princesse Mononoké traduit d'une opposition – d’un côté, la princesse, symbole du pouvoir, figure politique, et donc par définition humaine ; de l’autre, mononoke, terme japonais se référant à certains des esprits traditionnels qui habitent la mythologie de l’époque Heian, folklore naturaliste et animal, dont Miyazaki s’est d’ailleurs inspiré tout au long de son œuvre (yokai, Yama-Uba…). La dissonance des deux termes, si elle n’est pas traduite littéralement à l’étranger, se retrouve néanmoins dans l’imagerie du film, ses affiches, ses tableaux les plus connus : cette princesse qui n’a rien d’une princesse, la bouche tâchée de sang, chevauchant des loups géants, poignard à la main et masque tribal – c’est une guerrière. C’est d’ailleurs, ironie du sort (ou malice de Miyazaki), le premier Ghibli à être distribué par Disney aux Etats-Unis, qui avait signé un an auparavant un accord avec le studio japonais – on connaît la fameuse anecdote du katana envoyé chez Weinstein accompagné d’une simple note, « no cuts », mais l’affront apparait presque plus global, général, révolutionnaire. Démystifier la figure de la princesse, celle qu’on sauve, dépourvue de libre arbitre et même de charisme, renverser une norme. En cela, Princesse Mononoké est l’un des jalons indispensables d’une certaine idée d’un cinéma féministe moderne, plus que n’importe quel autre Miyazaki. Un an plus tard, Mulan sort – et rien ne sera plus jamais comme avant.


Il n’est d’ailleurs pas anodin d’aligner les trajectoires de Princesse Mononoké et de Nausicaä de la Vallée du Vent, sorti en 1984 et antichambre apparente du plus récent : une princesse déchue et son combat pour protéger un environnement en osmose avec la Nature alors qu’il est mis en péril par un Homme moderne destructeur. Les similitudes sont nombreuses, mais ce sont en réalité leurs différences qui viennent appuyer le chemin parcouru par Miyazaki en l’espace de treize ans. Contextuel, pour commencer – Nausicaä demeure le seul et dernier film de science-fiction pure réalisé par Miyazaki (la seule autre référence serait la série Conan, le fils du futur, en 1978) – alors que Princesse Mononoké est, à l’opposé, son seul film féodal (sans être pour autant un chanbara), genre pourtant endémique au cinéma nippon. Ces deux extrêmes, isolés du reste, ne seraient probablement pas porteurs d’un sens quelconque – mais ils sont finalement assez caractéristiques de la trajectoire du pessimisme mélancolique miyazakien : d’une lecture collapsologue du cours des sociétés humaines, son discours prend des allures de mythologie. Est-ce que l’on court vers un effondrement ? Et si l’histoire de l’humanité n’était pas plutôt la grande épopée d’une bataille entre mysticisme traditionnel et technocraties productivistes ? Cette approche apparemment manichéenne est pourtant plus mesurée qu’elle n’en a l’air – l’autre variation remarquable entre Nausicaä et Mononoké, celle du positionnement anthropisé des deux princesses. Difficile en effet de joindre les lignes de conduite de Nausicaä et de San : là où la première sert de liant entre l’humain et la nature, l’autre est une fracture, une anomalie. Nausicaä est un pivot de dialogue alors que San est la matérialisation d’une discordance en violence. De la médiation au terrorisme, il n’y a qu’un pas, et c’est d’ailleurs la source d’une autre situation de friction dans Princesse Mononoké : ré-apprivoiser l’humanité – c’est la mission d’Ashitaka, véritable personnage principal du film, qui est celui qui prend réellement le rôle de médiateur, le rôle de Nausicaä, comme si s’était opéré un glissement. Ni totalement actif, ni totalement passif, il est un humain issu d’une culture aux coutumes respectueuses de leur environnement. Contrairement à San, il dialogue avec les deux camps, aime l’Homme mais ne semble pas accepter ses déviances. Il se retrouve alors dans une opposition relative avec chacun des deux camps, ni adapté ni intégré. Contrairement à San, par exemple, qui dans sa fonction d’enfant sauvage est assimilé à son idéologie, qu’Ashitaka vient bousculer (sa position radicale est-elle justifiée ? est-elle vraiment à sa place ?). C’est à partir de ces réflexions existentielles (d’appartenance, de réseau de croyances, de déterminisme idéologique) que Princesse Mononoké prend une envergure politique labyrinthique, dans laquelle on aime se perdre. Au Japon, pays de l’impérialisme et du radicalisme insulaire si souverain qu’il en devient définitoire de la notion elle-même, ce genre de discours n’est pas anodin : il évoque bien sûr la confrontation avec les Etats-Unis, une forme d’adversité avec une démagogie occidentale et/ou continentale (no cuts ?), mais traduit également une réflexion complexe sur le nationalisme nippon, et ses dérivés. Japon, pays d’oppositions, de paradoxes : première puissance technologique, et pourtant emprunte d’un paganisme qui occupe et parasite toutes les strates et niveaux de la société, jusqu’au langage, jusqu’aux relations interpersonnelles, jusqu’au productivisme capitaliste, jusqu’au numérique.


Princesse Mononoké est un faux film d’apocalypse, tout simplement car cette fin du monde que commente Miyazaki a déjà eu lieu. Une catastrophe désormais ancestrale, celle de l’antropisation des paysages, des (éco)systèmes, des espaces, des espèces. C’est la conclusion glaçante du film, pourtant optimiste d’apparence – ce retour à la normale est une illusion, déjà vieille de plusieurs siècles, car on sait qu’elle ne restera qu’éphémère, qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’Histoire. Cette rupture dans le lien qui unit Homme et Nature était le véritable Armageddon, celui d’une synergie et d’une interdépendance contradictoire avec les rêves de grandeur d’un animal. C’est cette question d’une animalité de l’homme qui anime l’anime de Miyazaki, car c’est au fond là son âme : aller chercher, dans nos instincts qu’on nous a dit hérétiques et sauvages, les vestiges de notre véritable grandeur. Depuis longtemps évanouie. Nausicaä nous laissait penser qu’il faudrait attendre quelques siècles encore pour détruire notre monde, mais la bien triste réalité c’est que nous sommes déjà, depuis des siècles, le post-apocalyptique.

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le 6 févr. 2021

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Vivienn

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