"The Asphalt Jungle" ou "Quand la ville dort" sont deux titres qui reflètent deux aspects de ce très fascinant film. Pour une fois, je ne vais pas contester les choix des distributeurs français...
Le titre original se focalise sur le monde souterrain masqué par la rue qui constitue une jungle inextricable.
Le titre français se focalise sur la vie qui se poursuit la nuit lorsque la plupart des gens dorment.
Bien sûr, Huston va nous raconter l'histoire d'un casse qui est soigneusement préparé mais qui va finir par échouer pour de multiples raisons. Comme dit le chef de la police lorsqu'il est interviewé par les journalistes, ce n'est qu'un casse parmi d'autres et le job consiste à choper les malfaiteurs au fur et à mesure. A peine l'affaire d'un casse, d'un crime est élucidée, qu'apparait un nouveau casse, une nouvelle agression, un nouveau crime. Sans fin.
Donc ce que veut nous montrer Huston, c'est à travers un exemple de casse qui en vaut bien d'autres, comment fonctionne "la pègre", qui constitue "la pègre", comment on y entre et comment on en sort.
Il y a au minimum deux sortes de gens dans la pègre mais qui sont largement interdépendants.
Il y a les gens qui tirent les ficelles, subventionnent et en retirent des gains substantiels et ceux qui agissent sur le terrain.
Les premiers ont pignon sur rue et présentent une façade ; ils sont avocats, bookmaker ou carrément flics. Pour les approcher, il faut ruser ou passer par des filtres. Ils ont (en principe) de l'argent même s'ils sont intéressés par en avoir toujours plus.
Les deux premières scènes sont éloquentes. Dans la première, un petit truand cherche à approcher Emmerich, avocat, marié, qui présente bien, qui a de l'entregent, bref un homme sûrement important. La preuve c'est qu'il vit sur un grand pied. La deuxième scène lézarde nettement la façade car on le voit hésitant, avec une maîtresse dont il pourrait être le grand-père et en fait sans le sou vaillant. Il est intéressé par le casse mais n'a pas le moindre sou pour le financer. Des tas de gens lui doivent de l'argent mais il est infoutu d'obtenir les remboursements. C'est un monde veule mais indispensable car ils sont les créanciers des truands et tiennent les gens par les dettes contractées ou les besoins de came. On sent que ce sont des branches pourries. Ils subsistent et font la "loi" car ils savent se protéger en opposant aux truands d'autres truands. Ils se déballonneront dès qu'ils seront menacés en sacrifiant les truands. Il n'y a aucune solidarité. Aucune morale.
Face à eux, ou plutôt sous eux, il y a le monde des truands qui se font poisser ou qui sortent de prison mais sont toujours fauchés, n'ayant d'autres possibilités que de remettre ça. Eux entrent là en s'illusionnant et ne peuvent que très difficilement s'extraire de cette jungle. D'ailleurs, ils rêvent de faire le coup qui leur permettra de s'évader de cette "tourbe". L'un d'eux, Dix (interprété par Sterling Hayden) ancien fermier du Kentucky rêve de reprendre l'ancienne ferme de la famille qu'il a fallu vendre pour éponger des dettes, un autre, Doc (interprété par Sam Jaffe) rêve d'une riche retraite au Mexique entouré de jolies petites pépées.
C'est eux qui apportent les idées et s'organisent pour mettre en œuvre l'action, le casse (une fois qu'ils ont trouvé le financement et l'exutoire de ce qui est volé). Ils sont bien tous animés du même objectif (rêve, illusion) de se libérer de cette jungle et sont solidaires par nécessité. Il y a, là, une certaine morale dans la "fraternité".
Deux acteurs se détachent dans le casting.
Sterling Hayden incarne le truand, Dix, qui se débat dans cette jungle, qui a bien compris que la couche supérieure est pourrie jusqu'à la moelle et qu'il méprise comme dans la scène où il jette l'argent de sa dette aux pieds du book. Comme souvent chez Sterling Hayden, il joue très bien un rôle de dur mais aussi de loser.
Sam Jaffe, dans le rôle de Doc, incarne le truand intelligent qui organise le casse dans ses moindres détails. Lui aussi ne s'illusionne aucunement sur la couche supérieure. La dernière scène le montre comme fataliste. Est-ce que la prison serait, au final, sa façon à lui de s'évader ?
Huston met en scène ces personnages dans des décors nocturnes où les rues sont sombres, vides, dans une ville anonyme peuplées d'ombres. On ne voit aucun plan de ville vivante, de magasins ouverts, en bref, de vie normale et ordinaire. Les trois femmes du film sont en principe porteuses de "bonheur" mais échouent. La femme d'Emmerich (Dorothy Tree) qui cherche à préserver une vie conjugale, la jeune maîtresse d'Emmerich (Marylin Monroe) qui s'illusionne sur son amant et apparait complètement dans le déni. Seule la copine de Dix (Sterling Hayden), Doll (Jean Hagen) dont on se doute bien que la vie n'est pas rose et qui s'accroche désespérément et pathétiquement à Dix comme à une bouée est en passe de réussir son évasion mais rien n'est moins sûr. C'est certainement le personnage le plus sympa du film.
Ce film à la morale exigeante est très noir. Je dirais même que c'est une épure du film noir avec des personnages archétypaux qui sont très loin des personnages qu'on verra évoluer dans des films ultérieurs comme, par exemple, les "Parrain" de Coppola.