Me voilà un peu embêtée. Par où commencer cette critique ? Comment aborder un tel chef-d’œuvre ? Comment en parler fidèlement, sans en amoindrir la puissance ? Aucune idée. Ce film est un tel joyau, une vraie merveille, de l’art à l’état pur ; j’aurais peur de l’abîmer, par mes mots insignifiants et insuffisants.
Mais il faut se lancer, alors commençons par un court synopsis. Union Soviétique, Seconde Guerre Mondiale. Veronika et Boris sont jeunes, beaux, amoureux. Mais Boris est mobilisé. Veronika l’attend. Mark, le cousin de Boris, la courtise. De plus en plus ardemment. Jusqu’à la violence. Jusqu’à l’abus. Veronika est obligée de l’épouser. Mais, en soignant les blessés de guerre, elle continue d’attendre Boris, d’espérer son retour, une lettre, un signe. Qui n’arrive jamais. Le jeune homme est en fait mort sur le front. Lorsqu’elle l’apprend, elle veut mettre fin à sa vie. Finalement, elle ne le fait pas, et le film se termine en même temps que la guerre, avec le retour en train des soldats, Veronika bouleversée par la scène.
Ce drame, sur le papier, peut sembler banal, déjà vu, usé. Mais filmé par Kalatozov et porté par des acteurs magnifiques, notamment la magnétique et délicate Tatiana Samoïlova, il prend une dimension toute autre. D’autant que remis dans son contexte de création, le film fait souffler un vent nouveau sur le cinéma soviétique, allégé de toute la charge patriotique imprégnant ce qui se fait à cette époque. Techniquement aussi, il déborde d’innovations.
Au-delà de l’élégance incroyable de cette œuvre, il y a une justesse de tout, un sens fou du cadre et de la lumière. Celle-ci apporte du relief à l’image et sert la narration d’une façon très forte. Ainsi, on relève entre autres des éclats de soleil sur les visages des amoureux qui s’enlacent, une obscure tempête qui éclate alors que Mark viole(nte) Veronika, à l’image de son état intérieur, ou encore le passage dans l’ombre de la jeune femme lorsqu’elle apprend la vérité sur la mort de Boris et que la lumière est faite sur le drame. Autant de choix dont la portée est bien plus qu’esthétique et qui enrichissent la dimension symbolique du film.
Il y a une harmonie parfaite dans la composition visuelle. On trouve une certaine géométrie de/dans l’image, structurée notamment par de nombreuses lignes et perspectives. Une rigidité apparente que viennent contredire les corps et leurs mouvements, ainsi que les mouvements de caméra. La scène de Boris qui court dans l’escalier par exemple est remarquable, une des plus impressionnantes du film, donnant le tournis. L’utilisation d’images en surimpression durant des moments de forte intensité dramatique est également très réussie, comme lors de la mort du jeune homme, brouillant nos repères jusqu’à l’étourdissement et accentuant l’idée de vie manquée pour ces personnages pour qui tout commençait si bien.
On pourrait parler pendant des heures de toutes les trouvailles géniales de Quand passent les cigognes, de sa précision technique et émotionnelle, de l’équilibre de tous les éléments… On me dirait sans doute que j’en fais trop, et j’en serais fière ; car ce film est pour moi d’une beauté telle qu’il touche à la perfection.