Bafouille sur Jean Grémillon : La mer, la machine et le bal
Si l’on observe la construction du cinéma de Grémillon, on s’aperçoit que celui-ci est bâti autour d’un pivot central, la passion, entouré de trois piliers, la mer, la machine et le bal.
Les mélodrames de Jean Grémillon racontent à peu près tous la même chose, à savoir l’embrasement d’une passion amoureuse au sein d’un petit univers très réglé, travail, famille, découlant sur la quasi impossibilité de faire cohabiter les deux. Le cinéma de Grémillon, s’il est empli d’élans lyriques et romantiques, est aussi forgé d’une grande violence et cruauté, exprimées ou retenues. En effet, la passion amoureuse ici pourrait être à l’opposé de la conception de l’amour selon Borzage. Chez Grémillon, à l’exception de Le Ciel est à vous, qui est peut être son chef d’œuvre, ce sentiment n’est que rarement partagé, souvent unilatéral ou différemment consommé par ceux qui le vivent. Cette passion débouche presque toujours sur une impossibilité, sur une impasse. Impossibilité provoquée par une divergence sociale, pécuniaire, spatiale, ou tout simplement affective, l’un aime, l’autre pas, ou moins, ou plus comme avant. Cinéma de la désillusion et des remords ou l’ironie passagère des situations n’est jamais appuyée de façon moqueuse ou négative. Si le cinéaste filme des choses tristes, des personnages perdus ou malheureux, ce n’est jamais dans un mouvement misérabiliste ou sadique. Ses films montrent des choses cruelles avec un regard humain et compatissant.
Pour revenir sur l’ironie, l’Etrange monsieur Victor est peut être son film qui exprime le plus efficacement cette notion. Film noir, tragique, mais qui n’oublie jamais d’être drôle, dans lequel Victor, Raimu, en vient à tuer un homme, plus ou moins volontairement, afin de sauver à la fois l’amour qu’il porte à sa femme, mais aussi son métier, son image, et ses activités professionnelles litigieuses (il vole des objets et les revend). Ils s’aimaient à la folie et venaient d’avoir un bébé. Un autre homme est accusé et emprisonné à sa place. Pris de remords de plus en plus forts, il s’efface et elle l’aime moins. Jusqu’au jour où il vient en aide à celui qu’il a fait accuser. Sa femme en tombera amoureuse et vivra une passion interdite, impossible. Sur un ton un cran moins mélodramatique que dans ses autres films, Grémillon exprime ici sa valse des passions. L’amour circule, s’estompe, s’accélère, s’épuise, s’anime, se partage ou se vit seul. Comme une danse permanente.
La danse est omniprésente chez le cinéaste. Tous ou presque tous ses films sont marqués par une longue séquence de bal qui pourrait à chaque fois constituer le pic émotionnel et le reflet de tout le reste. Peu importe ou elle est insérée, au début (Remorques), au milieu (Dainah la métisse), à la fin (Lumière d’été), c’est elle qui donne le ton tout en constituant une brisure narrative. Cette perception est clairement affichée dans la première partie de son œuvre. Les scènes de bal de Dainah la métisse ou de Maldone sont des incroyables morceaux de bravoure. Plus tard Cimino reprendra un peu ce principe dans la Porte du Paradis.
Dans ces séquences le montage très découpé des images, et le cadrage centré sur des formes (visages, robes, corps, éclats abstraits) créent une sorte de vertige, comme si le tournoiement des corps emportait tout ce qu’il y a autour, y compris les scènes qui précèdent et qui suivent.
C’est probablement à travers ces séquences que l’expression de la passion amoureuse selon Grémillon se trouve représentée de façon la plus forte, car uniquement portée par les corps et la mise en scène. Un couple se marie, mais le véritable amour semble lové entre les bras d’un couple anodin qui danse à côté. Un homme danse avec sa femme, pendant que l’autre récupère les morceaux de son cœur brisé en voyant à travers la fenêtre que celle qu’il aime plus que tout ne partage probablement pas ce même sentiment. Un autre homme est en admiration devant sa femme qu’il chérit et ne s’apercevant pas que celle-ci le trompe et s’affiche au milieu de la salle aux bras de son amant….
Valse, ronde, farandole,… venant interrompre une narration plus morne, plus triste.
Chez Grémillon le sentiment de passion rejoint celui du désir interdit. L’un emboîte le pas sur l’autre, le provoque, le déclenche, le chasse, ou se vivent parallèlement. Victor aime sa femme mais elle l’aime moins et désire quelque qu’un d’autre. Même schéma, mais inversé dans Remorques.
Il y a dans tous ces films une excitation liée à l’interdit, à l’impossibilité. Un besoin permanent de se mettre en danger pour transgresser et exalter un quotidien ennuyeux. Un besoin d’aventure.
La géniale scène de bal où Dainah danse seule autour de riches hommes masqués et sous le regard de son mai qui l’accompagne à la musique pourrait constituer, par son abstraction, son allure fantastique et cauchemardesque, celle qui exprime ce chassé-croisé passion-désir dans sa plus belle nudité.
A travers cette étude de la passion, il y a une approche presque mécanique, Grémillon filme autant les rouages sentimentaux que les rouages des machines qui peuplent ses films. Là encore, les inserts sur la ferraille des bateaux, les roues, les hélices, les téléphériques, … sont loin de n’être que des images anodines et sont autant le véhicule accompagnateur que le reflet de ce que vivent les personnages. Les machines s’enrayent, tombent en panne, redémarrent au même titre que les relations humaines.
Et puis il y a la mer. Elle aussi omniprésente. La mer ou plutôt l’eau, mise en scène sous diverses formes. Si la machine est le reflet de l’action de l’homme, l’eau est celui de sa pensée, de ses envies inexprimées frontalement. La mer très agitée (Remorques, Gardiens de phare, Dainah) annonciatrice du dérèglement affectif et des troubles sentimentaux que vont subir les personnages.
La mer très proche mais quasi invisible (le port de Toulon dans Victor, celui de Cannes dans gueule d’amour, celui breton dans Pattes blanches) qui pourrait retranscrire une impossibilité d’horizon, de désir de fuite et la castration d’un besoin de prendre le large.
La mer qui isole ou sépare les personnages (l’île d'Ouessant dans l’amour d’une femme, l’océan Atlantique dans la petite Lise) statuant sur l’insularité affectif des personnages et la difficulté d’établir un lien amoureux.
Un fleuve dans Maldone, son étroitesse, sa sinuosité et sa longueur. Dès son premier film de fiction Grémillon oppose le foyer paisible où l’amour se meurt, et le désir de quelque chose d’inaccessible. Maldone possédait un riche domaine, et il a tout quitté pour partir, le long d’un fleuve, avant de revenir, forcé de reprendre ses terres et de se marier. D’un côté un foyer sans problème, une femme aimante et serviable, de l’autre une gitane flamboyante et instable. Les murs ou l’horizon, la sécurité ou le danger. Ces questions seront mille fois abordées par ses œuvres suivantes.
Face au fleuve, Maldone a le choix, regarder en face l’autre rive stable, ou regarder sur le côté où le point de fuite est plus difficile à fixer.
Comme évoqué plus eau, Le Ciel est à vous est un film un peu à part, totalement ancré dans son œuvre, mais dans lesquels les éléments, les obsessions, sont agencés différemment.
Ici aussi il y a l’omniprésence de la machine, les avions. Ici aussi il y a le bal, les ballets aériens des avions qui dansent à travers les nuages. Il y a aussi la mer, mais celle-ci n’est plus au sol, elle s’étend au-dessus de la tête des personnages. Le rôle de la mer est ici joué par le ciel. Le même bleu de l’eau, le même bleu des yeux de Michèle Morgan dans lesquels plonge Gabin dans Remorques.
Et bien évidemment il y a la passion. La passion qui imprègne le cadre et enveloppe les personnages. Comme dans les autres films du cinéaste, il y a le foyer, un couple qui s’aime, qui travaille, des enfants. Le mari possède un garage et répare les voitures qui tombent en panne. On en revient encore et toujours aux rouages à huiler. Et toujours avec cette petite forme d’ironie, la même que lorsque Gabin remorque vers la côte un bateau échoué en mer. Ici on remet en route la machine des autres mais on avance soi-même avec un véhicule déréglé (le tractage du remorqueur casse par deux fois, le garage doit déménager).
La passion et le désir d’aventure va resurgir au sein de ce foyer avec l’arrivée d’un aérodrome. La femme, par désir financier, va choisir de s’éloigner de son nid et part travailler dans une autre ville. Lui, seul, s’ennuie, et reprend goût à sa passion des avions. Sa femme va s’en apercevoir, et, après avoir interdit à son mari de voler, va elle aussi développer une passion pour l’aviation.
Pour la première fois dans l’œuvre du cinéaste, la passion va se vivre à l’unisson et son sein du foyer. Il y a bien ce besoin d’aventure, ce même désir de se mettre en danger, mais ici l’homme et la femme vont partager ces sensations et ce sentiment ensemble, main dans la main. Afin de transcender leur amour, et d’éviter la routine et l’ennuie qui guettaient, ils choisissent de décoller ensemble. Les deux partent en mer, personne ne reste à quai.
Peu importe le danger des vols, la fragilité de la machine, on n’a plus peur de voir les rouages s’enrayer, car on y injecte la sève, l’huile, l’amour qui permettra de rester en l’air.
Le cinéma prend ici un élan lyrique, poétique inattendu et s’arrache par la même occasion au quotidien gris et triste de la France de cette époque. C’est son film le plus optimiste, où la passion et l’amour semblent avoir trouvés leur place, et où l’opposition entre le désir rugueux et tumultueux d’aventure et la douceur mais aussi la poussière du foyer semble s’estomper.
Charles Vanel échange un dernier mot avec sa femme, Madeleine Renaud, qui s’apprête à décoller et à battre un record de vol. Face au danger il hésite à la laisser partir : « la plus grande preuve d’amour, c’est de te dire oui ou de te dire non ? ».