Du point de vue de l’évolution des mentalités, des progrès technologiques et de l’histoire collective d’un pays, trente ans c’est long. On y passe par exemple de la VHS au streaming, de la dépénalisation de l’homosexualité au mariage gay ou — hypothèse basse — de la new wave à la tecktonik. Il faut pour mesurer les changements qui s’opèrent lors d’une telle durée s’imaginer l’étonnement que provoquerait l’affirmation suivante chez un Américain lambda de l’ère Madonna-Michael Jackson : dans une génération, votre peuple sera gouverné par un président Noir, à qui succédera un néo-beauf milliardaire star de la télé-réalité. Absurde, répondrait-il. Si un prétendu visiteur du futur assorti d’un invraisemblable bomber venait asséner ce type de prédictions frappadingues, le comportement le plus sensé serait de l’ignorer et de tourner discrètement les talons. Fort heureusement, Doc n’est pas de ceux que l’on pourrait qualifier de raisonnables. C’est bien pourquoi la fiction peut à cet instant continuer sa course effrénée sans renier la rigueur de son déroulement. Suspension of disbelief : on connaît la sacro-sainte loi cinématographique à laquelle notre condition de spectateur ingénu fait adhérer comme à un réflexe pavlovien. Ni la philosophie, ni l’anticipation, ni la crédibilité scientifique ne gouvernent Retour vers le Futur, dont le cocktail malicieux, tendre et piquant se fonde sur un thème exploré entre tous par le fantastique et la science-fiction : le voyage dans le temps. Albert Einstein ne le pensait pas possible, la physique quantique permit de le théoriser, des écrivains tels que Philip K. Dick et Kurt Vonnegut s’en servirent comme postulat pour certaines de leurs plus mémorables extrapolations. Hollywood, quant à elle, n’a pas son pareil pour y puiser comme dans un vivier d’aventures farfelues et décoiffantes, pour contourner les difficultés spéculatives et les défis métaphysiques qu’il sous-tend afin de mieux booster ses entreprises de distraction.


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Ne pas croire pour autant que ce film, carton commercial et phénomène culturel de son époque, abdique devant tout enjeu conceptuel. Ce serait même plutôt le contraire, ainsi que le signalent ses toutes premières images. Un capharnaüm invraisemblable d’appareils ménagers à horloge intégrée commence à se dérégler : des tranches de pain déjà carbonisées sont grillées à nouveau, un bras de robot verse une énième portion de pâtée pour chiens dans une gamelle débordante, un liquide chuinte d’une bouilloire pour se déverser sur la plaque brûlante qui devrait accueillir la cafetière. Sujettes à des pannes incontrôlables, science et technique doivent êtres maîtrisées par l’homme, sous peine qu’il perde le fil de son destin. Et pour ce faire, tout est question de timing : démonstration à laquelle s’emploie Robert Zemeckis sans discours ni trompettes. Son trépidant et rocambolesque long-métrage marqua des millions de jeunes (et moins jeunes) spectateurs trop heureux de s’identifier à l’infortuné Marty, archétype du blanc-américain-très moyen, amateur de technologie soft et de Coca-cola sans sucre, preuve vivante que même au pays triomphant de l’oncle Sam, il n’y a pas que des gamins heureux. Son père George est un dégonflé congénital doublé d’un raté démissionnaire, sa mère Lorraine une dépressive irascible ayant laissé loin derrière elle ses rêves de jeunesse et la ligne de ses vingt ans et noyant dans l’alcool l’échec de son mariage, son frère et sa sœur aînés travaillent avec zèle à perpétuer la loose familiale. Au lycée, le crâne d’œuf atrabilaire qui tient la fonction de proviseur depuis un demi-siècle, tout comme les dinosaures ahuris faisant office de jurés au concours de musique, viennent plomber encore davantage son quotidien. Seuls Jennifer, sa girlfriend compréhensive, et Emmett Brown, le génie méconnu de la petite ville, mi-Géo Trouvetou mi professeur Tournesol, au regard fou et à la chevelure en pétard, assurent à son existence un minimum de saveur.


À la suite d’un malheureux concours de circonstances incluant l’intervention de terroristes libyens et le meurtre de Doc, Marty se retrouve embarqué dans une ahurissante DeLorean dotée des derniers gadgets supersoniques et trafiquée en machine à voyager dans le temps, qui le projette trente ans plus tôt, en 1955, année cruciale coincée entre la guerre de Corée et celle du Vietnam, quand on entendait pour la première fois Round around the clock. Sa petite ville provinciale n’a guère changé, sauf que le cinéma local, au lieu du film porno, affiche Cattle Queen of Montana, avec Barbara Stanwick et Ronald Reagan, que les parents de Marty ne se sont pas encore rencontrés, que Mom, si à cheval sur les principes, ferait bien de regarder dans son propre jardin, et que Dad est encore plus complexé que son futur fils. Dans ce contexte tout droit sorti d’American Graffiti, Marty va devoir intriguer dur, sous risque de disparition pure et simple, pour que ceux qui doivent s’aimer et devenir ses parents tombent dans les bras l’un de l’autre. D’autant que cette grosse brute de Biff Tannen, crétin de compétition et terreur du bahut, transpose sur sa personne l’hostilité qu’il réservait à George, son souffre-douleur favori — remarquable exemple d’atavisme génétique, dont se délecte un scénario multipliant rimes, effets de miroir et parallèles facétieux. Ses efforts pour réparer l’accroc dans la faille du temps font s’accumuler en catastrophe les péripéties d’une intrigue frôlant les limites de l’interdit majeur (l’inceste), imbroglio œdipien qui est une invitation sans fard à un commentaire plus freudien tu meurs. Comme fable sur la volonté de puissance de l’artiste, cette odyssée pop s’avère également d’une limpidité absolue. Chaque fois que Marty intervient dans le passé de façon efficace, il ne fait que provoquer des évènements qui de toute manière se seraient déroulés. Ainsi Goldie Wilson, le garçon de café noir auquel il suggère de devenir maire de la ville, a déjà conquis le poste dans le monde qu’il connaît. Mais en usurpant le rôle de cause première, il réussit d’abord à manigancer sa propre naissance, ensuite à se donner lui-même un prénom, enfin à exercer une influence déterminante sur la carrière de son modèle, Chuck Berry, dans une scène endiablée où son interprétation de Johnny B. Goode met le feu à une assemblée chaste et vertueuse. Ayant réussi à devenir le père de son père, état paranoïaque auquel tous les créateurs attardés dans le passé aspirent, il joue sa propre version littérale du célèbre aphorisme de Borgès sur les artistes inventant leurs prédécesseurs.


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À quoi reconnaît-on une production Amblin, l’écurie créée par Spielberg au début des années 80 ? D’abord au pavillon suburbain abritant une famille américaine moyenne, modèle repris notamment dans Poltergeist et Gremlins. Elle se caractérise aussi par son côté immature, sa propension à faire se rencontrer des metteurs en scène quadragénaires et une audience de kids, à favoriser un rapport père-fils dans lequel le cinéaste fourgue en contrebande au spectateur (le plus souvent sur un mode obsessionnel) ses propres passions d’ex-enfant ou d’ex-adolescent (la musique, la télé, le cinéma). Catalyseur de l’indispensable évènement, celui-ci permet au public de son âge de suivre affectivement son itinéraire, sur le modèle canonique du Magicien d’Oz : découverte, initiation, retour au réel (fût-il considérablement altéré). À quoi ressemble Retour vers le Futur, la plus réjouissante et accomplie de toutes ces variations ? À une brillantissime fantaisie lancée à 88 miles à l’heure, et que Zemeckis définit lui-même comme "une comédie d’aventure-de-science-fiction-conjecturale-à l’aube du rock’n roll", avec option "méditation sur le passage à l’âge adulte". C’est l’un de ces objets euphorisants qui, par l’assurance de leurs codes et de leurs stéréotypes, permettent de croire à une véritable plénitude du genre — même si la part doit être faite entre les aléas d’une mode et la maturité d’un courant authentique. Les films sur les jeunes ont toujours tenu, dit-on, une place dominante aux États-Unis. Mais il n’est pas évident qu’ils constituent une plausible mouvance, la jeunesse étant d’abord un sujet qui permet précisément la parodie, le pastiche et le mélange des genres. Elle a toujours fasciné les réalisateurs, parce que les souvenirs de cinéma sont des souvenirs d’enfance, et les artistes romantiques en général, car la condition de l’enfance et la transition vers l’état adulte sont de justes métaphores de la situation de l’artiste confronté à un héritage paralysant et en quête de sa propre voi(e)x.


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Retour vers le Futur est comme un palimpseste où passé, présent, futur se réécrivent au fil des aventures vécues et modelées par Doc et Marty, qui verra défiler son entière généalogie au fil des épisodes suivants. Loin du maniérisme travaillant sur un motif originel sans jamais cesser de s’y référer, Zemeckis et son scénariste Bob Gale ne se soucient guère de la pureté d’une image primitive. Ici il n’y a pas d’images mais des faits, des histoires, des schémas narratifs, des lignes de vie qu’il s’agit d’infléchir, de tordre, d’affiner par une série d’effacements, d’ajouts et de micro-actions afin de rectifier ou d’améliorer l’avenir, comme ces photos et gros titres de journaux que les héros tiennent entre leurs mains, qui se dissipent et se recomposent à la faveur d’un nouvel aiguillage de l'intrigue. Logique et poétique terriennes, concrètes, ludiques mais jamais rêveuses ni travaillées de l’intérieur par le remords ou la morbidité. Nulle mélancolie ici car le dispositif offre la possibilité de réinvestir le champ après en avoir supprimé un autre, dans la joie d’un perpétuel renouveau. Si ubiquité il y a, ce n’est pas celle ambiguë des images du maniérisme (cette façon d’être simultanément là — ici et maintenant — et ailleurs — dans le passé), mais plutôt cette accumulation de récits dont il faut à tout prix éviter qu’ils se croisent. En ce sens, le film est représentatif d’une certaine tendance qui renouvela une magie naïve hollywoodienne décomplexée vis-à-vis de ses aînés, ayant pour un temps rompu avec les remises en question politiques des années 70 et l’influence des nouvelles vagues européennes. Quelque chose ici relève de l’insolence des pionniers, ceux pour qui tout n’est que (re)commencement. Le réalisateur, qui évoque spontanément Capra et Wilder comme influences, fabrique un cinéma nourri de mythologies classiques (clins d’œil et citations sont légion) mais débarrassé de leur puissance d’évocation mortifère. Évacuons de nos mémoires les visions encombrantes du passé, gardons ce qu’elles ont de plus léger dans une boîte à malice, voilà ce que semble proposer cette œuvre sans âge, sans angoisse et sans gras. Ce qui poussa bien des décrypteurs à la considérer comme le parangon idéologique de l’époque qui l’engendra et à y percevoir un message conservateur enjoignant d’annuler ses erreurs à temps — c’est-à-dire avant les mouvements pour les droits civils, Woodtsock et le Watergate — afin que le présent de l’artificielle Hill Valley puisse retrouver l’apparence de rêve d’un conseiller de campagne de Reagan, avec papa, maman, frérot et sœurette épanouis à la fin comme des cadres yuppies.


Mais on peut choisir de ne pas projeter de lecture trop orientée sur ce spectacle jubilatoire qui, mariant dans un total bonheur l’héritage d’H.G. Wells et l’esprit mordant de la satire de mœurs, étourdit les mirettes autant qu’il fouette l’instinct de jeu. Car, nom de Zeus, quel inaltérable morceau de pelloche Retour vers le Futur demeure-t-il ! À l’instar du rutilant bolide qui s’enflamme au départ et se couvre de glace à l’arrivée, il franchit les années sans que celles-ci aient la moindre prise sur lui : irrésistible de charme et de légèreté, d’une éternelle fraîcheur malgré ses très fortes connotations eighties (le Power of Love de Huey Lewis en premier lieu). Chercher la formule magique d’une telle fontaine de jouvence revient à anticiper le lieu et le moment exacts où va frapper la foudre : mission impossible, à moins de s’appeler Marty McFly. Tout au plus peut-on parvenir à en identifier quelques composantes, pour mieux s’incliner devant l’aisance avec laquelle elles s’intègrent au sein d’un ensemble dont l’harmonie et l’équilibre relèvent de la plus pure synergie créative. Mais il ne suffit pas de bétonner un script fourmillant d’idées et de surprises pour le faire respirer, ni d’inventer des bouquets de répliques jouissives pour qu’on se les répète deux générations plus tard comme des slogans, encore moins de coucher sur le papier un teenager futé et un savant excentrique, duo antinomique parmi les plus attachants du cinéma populaire américain, pour qu’ils vivent et se lient à l’écran d’une inébranlable amitié. Toutes ces gageures nécessitent beaucoup de finesse dans la mécanique, de conviction dans le délire, de sensibilité dans le portrait — exigence à laquelle Zemeckis, héritier du grand storytelling hollywoodien, répond à merveille. La DeLorean fonctionne car elle dispose d’un convecteur temporel. Si Retour vers le Futur n’en finit pas de régaler et d’enchanter, c’est parce qu’il bat quant à lui d’un cœur sincère, généreux, à faire fondre tous les Strickland du monde.


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Thaddeus
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le 4 juil. 2012

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