Wake in fright (1970) faisait partie de ces films que je désespérais de voir, régulièrement il surgissait dans les cercles cinéphiles en ligne ou dans la vie réelle où je m'abreuve et ceux qui avaient eu la chance de le voir en parlaient comme d'un film absolu dans sa radicalité, culte, brillant, dérangeant, pervers, source à la fois de malaise et de fascination, bref cette histoire d'instituteur coincé malgré lui au fin fond de l'outback australien, ce jalon essentiel de l'"ozploitation" m'excitait mais je n'arrivais pas à mettre la main sur une version d'assez bonne qualité jusqu'à quelques jours en arrière où je tombais sur un dvd du film en version restaurée éditée par "la rabbia" maison d'édition grâce à qui j'ai également pu acquérir le Sorcerer (1977) de Friedkin.
Une fois que je vous aurais dit que l'attente valait le coup et que le film tient à mes yeux les promesses qui étaient les siennes selon les discussions à son sujet évoquées plus haut, je vais devoir développer deux ou trois choses.
En premier lieu, je suis vraiment passionné par le cinéma australien, que je trouve inventif, créatif, insolent dans sa façon de s'approprier les genres et de traiter de sujets graves ou sérieux à travers de propositions a priori appartenant au genre, au divertissement, au cinéma bis. Un autre point commun que j'ai remarqué dans tous les films australiens que j'ai vu c'est l'utilisation de l'immensité des décors comme soit un personnage à part entière de l'intrigue, soit comme le symbole de l'enfermement des protagonistes paradoxalement prisonniers de cet espace gigantesque. C'est ce village d'où on ne sort pas malgré l'inexistence de barrières concrètes dans Les Voitures qui ont mangé Paris (1974), c'est le mythe et la magie aborigène qui nous poursuivent jusqu'aux villes modernes dans La Dernière vague (1977), c'est ce besoin vital et ce lien ombilical entre Max et les sources de pétrole dans toute la saga Mad Max, c'est l'illusion d'un semblant d'Angleterre civilisée perdue dans la sauvagerie et la brutalité d'une contrée intraitable dans The Proposition (2005) et ici encore le paysage à la fois sublime et oppressant revêt ce rôle de prison à ciel ouvert. Une immensité telle qu'elle annihile toute volonté de fuite, ou tout simplement la possibilité d'une évasion. Un décor qui comme un maelstrom, comme une spirale infernale vous ramènera à lui indéfiniment vous enfermant dans des cercles concentriques qui ne pourront vous évoquer que l'enfer de Dante mais aussi les enfers grecs.
Ted KOTCHEFF réalise un film schizophrène, un film aux premier abords sale, dégueulasse même, un film qui sent mauvais, avec des personnages plus proches de la bestialité que de l'humanité, une ville d'où rien de poétique, de beau ou d'engageant ne peut advenir, un film qui transpire un mélange poisseux et nauséeux de sueur rance, d'alcools frelatés et l'arrivée dans ce monde de cet instituteur, cet intellectuel suffisant dans ce monde parallèle constitue déjà un intéressant postulat. Dès lors le film se mue en une espèce de comédie acide dans laquelle notre héros malgré lui, peut-être déjà d'anti-héros, se révèle guère plus brillant que les âmes crasseuses chez qui il échoue, de même ces hommes nous apparaissent désormais davantage comme plus conscients de leur situation de délabrement généralisé. Kotcheff parvient alors grâce à son montage et sa mise en scène à muer cette comédie noire en un thriller horrifique qui dévoile non pas l'abject et la laideur a priori mais la haine que vouent ces hommes non pas à l'autre mais à eux, ils détestent leurs existences, leurs situations, leurs vies perdues dans ce trou dans lequel pour l'immense majorité l'espoir d'un contact humain c'est dans la violence, la seule évasion c'est l'alcool et les excès, et ils en sont conscients, l'ont accepté et dorénavant ils s'attèleront à démontrer au naufragé nouvellement arrivé cette vérité.
J'ai achevé mon visionnage bouleversé, bouleversé face à ce portrait humaniste, j'ai pu lire ça et là existentialiste, cette peinture sur notre humanité insignifiante, bouleversé par à la fois l'aspect gênant et l'aspect fascinant du film, hideux et poétique, solaire et ténébreux, violent et amoureux, à l'image que je me fais de l'Australie un pays de paradoxes, un pays sublime où tout veut vous tuer, un pays qui vous défiera envers toute volonté, un pays gigantesque mais dont la géographie d'île vous enferme inexorablement.
Caniculaire.