John Grant, un mignon instituteur (le très miam Gary Bond, mélange physique de Peter O'Toole et de Laurent Delahousse) qui officie en plein coeur du bush australien, part en congés rejoindre sa douce à Sydney. En chemin, il fait une halte à Yabba, une ville accablée d'une chaleur torride qui ne semble peuplée que d'hommes qui s'enfilent des bières du matin en soir en foutant pas grand chose à part vider leurs poches dans des jeux de hasard à la noix.


Dans cette atmosphère 100% burnée, sale, miséreuse, étouffante, aux peaux luisantes qui transpirent le houblon, Grant-le gendre idéal va finalement se fondre et se prendre au jeu. Se muer en gambler et perdre la totalité de la somme qu'il réservait à son billet d'avion du lendemain. Le voilà coincé là, mais sans qu'il paraisse s'en émouvoir, acceptant son sort sans réellement broncher.


Ce personnage est un mystère à part entière : vraisemblablement cultivé (du moins appartenant au monde de la culture, en raison de son statut d'enseignant et des livres qu'il transporte avec lui), il fait preuve d'un manque total de savoir-être et d'intelligence relationnelle dès lors qu'il s'agit de se montrer reconnaissant, aimable ou tout simplement de remercier ceux qui lui filent un coup de main au cœur de sa galère. Difficile donc de s'attacher à cet homme, certes beau mais froid, assez insensible et finalement influençable, comme on le verra.


Il se lie avec un petit groupe de demeurés du coin, pour qui la bière a tout simplement remplacé l'eau et le sang qui coule dans leurs veines, et dont la matière grise semble s'être évaporée sous le mélange conjugué des pintes éventées et du soleil cuisant. C'est là que le film entame son sauvage virage, qui a fait couler tant d'encre à la manière, quelques années plus tard, de Cannibal Holocaust : ces parties de chasse révoltantes, pour tous ceux qui ont un minimum de sensibilité pour la souffrance animale (mais qui sont, je le rappelle, répandues dans nos forêts françaises, et qu'un kangourou est aussi noble qu'une biche...) m'ont indignée, bien évidemment. Elles sont d'autant plus monstrueuses qu'elles sont malheureusement bien réelles et accompagnées des rires incessants, tonitruants, de la bande de sombres débiles éthyliques, Grant compris, qui semble s'être parfaitement acclimaté à cette ambiance aussi testostéronée qu'écervelée.


Je ne peux pas croire que le réalisateur n'ait pas cherché à dénoncer, à faire prendre conscience de la cruauté de la chasse en la montrant si crûment : je ne veux pas penser à une éventuelle complaisance de sa part même si, par instants, on serait en droit d'en douter. Le propos philosophique est le suivant : où se trouve la frontière entre nature et culture ? Entre barbarie et sauvagerie ? En dehors des parties de chasse, les personnages sont plutôt hospitaliers et généreux, se réclament de cette bonne réputation d'ailleurs, ce sont juste de gros bourrins qui aiment se mettre des races entre potes. Alors, serait-ce la bière, ingérée par hectolitres, qui les rend fous ? Je me suis demandé si tel n'était pas, au fond le propos de ce film : l'alcool qui détruit la sensibilité, déglingue le cortex, métamorphose les hommes.


Peu coutumier de ce mode de vie fait de violence et de beuveries, Grant va rapidement péter un boulon et entamer sa transformation, une vertigineuse descente aux enfers qui le conduira aux portes de la folie furieuse. C'est là que le film déploie sa brillance : pour une oeuvre de 1971, je l'ai trouvée visuellement très aboutie, avec son montage nerveux, saccadé, très contemporain, sa photographie suintant la peur et la crasse, et ses étendues désertiques baignées de soleil rappelant un peu Bagdad Café.


Le moment où Grant abandonne ses livres sur le bord de la route, riffle en main, les yeux hagards, cherchant à en découdre ou à en finir, est le point de bascule du personnage qui délaissé la culture pour la sauvagerie. On le retrouve d'ailleurs quelques minutes après, dévorant un lapin qu'il vient de chasser.


Très bien écrit, le scénario ménage les zones d'ombre avec intelligence et modernité, laissant le spectateur se faire sa propre interprétation de certaines scènes. Je n'ai pas forcément saisi la raison du brusque arrêt des embrassades entre Janet et Grant, lui qui se met à tousser subitement, puis les deux personnages qui repartent sans un mot - si quelqu'un peut m'éclairer, je lui en serais fort reconnaissante.


Dans ce monde de mâles éructants et misogynes, rares sont les femmes. Les seules qui apparaissent dans ce film sont quasiment muettes, obscurs et incompréhensibles objets de désir, tout juste bonnes à jouer les serveuses et à être troussées de temps en temps. Certaines répliques sont d'ailleurs plutôt drôles :



Ton ami est étrange : il préfère parler à une femme plutôt que de boire !



Résumons : Wake in Fright est un très grand film. Au-delà des questions morales qu'il soulève bien évidemment (mais qui doivent aussi être reliées à une époque, les années 70, où la cause animale était sans doute moins sensible et médiatique qu'aujourd'hui), il demeure un film visuellement très réussi, sans concessions, qui interroge profondément les questions de nature et culture, bénéficie d'une mise en scène fantastique et qui, malgré son âge, n'a pas pris une seule ride.


Excellent.

Créée

le 31 oct. 2016

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