Rien à foutre, c'est le rien à foutre de Cassandre (dont on a l'impression que le rôle est taillé sur mesure pour Adèle Exarchopoulos tant elle est, il faut le dire, renversante), complètement désabusée, qui rêve d'un avenir mais qui est consciente de ses illusions, et qui préfère se morfondre dans un présent qu'elle a l'impression de pouvoir contrôler, à défaut de pouvoir se projeter dans le futur. Et le présent, dans notre société individualiste, c'est le confort matériel, le plaisir instantané, la dose de "bonheur" (et sa représentation sur les réseaux bien sûr), l'absence d'attaches : l'absence d'attaches professionnelles (on change de boulot presque comme de chemise - 2 ans et demi dans le même poste, et elle a l'impression que c'est une éternité), familiales (on fuit sa famille, trop pressante apparemment, même pour passer Noël), personnelles (on aime rencontrer du monde, mais 2 h seulement, ensuite salut!), amoureuses (euh sexuelles, pardon - le plaisir instantané, mais rien de plus). Il ne faut pas s'attacher, car s'attacher c'est se projeter, c'est construire. Et comment construire quand on ne croit en rien.


Et donc on a Cassandre, qui est loin d'être stupide ou complètement froide, attention, mais qui a simplement abandonné de chercher un sens aux choses. Qui a compris que le travail aujourd'hui, c'était devenu aliénant, vide de sens, pleins d'objectifs à tenir, de règlements absurdes, de quasi-maltraitance institutionnelle. Qui a compris que tout le monde ne s'intéresse plus qu'à lui-même, ne pensant qu'à son propre bien-être ponctuel, qui consomme. Qui a compris que les relations homme-femme sont devenues compliquées. Qui a compris d'une certaine façon que l'espèce humaine était foutue et que l'avenir, on a beau avoir des rêves, on ne les accomplira jamais car tout est devenu ultra-compétitif et le mérite ne paie plus. Et donc qui n'en a plus rien à foutre. Et donc elle boit, elle fait la fête, pour oublier tout ça, pour aller jusqu'au lendemain, pour avoir l'impression de vivre quelque chose, et ne pas penser à ce qu'elle ne fait pas - c'est à dire vraiment avancer.


Rien à foutre est réussi car on n'est pas dans un film où on a un héros qui en a marre, qui se réveille et qui va tout faire pour changer sa vie ou accomplir ses rêves. Là on a un portrait d'une jeune femme, qui se réveille ou non on ne sait même pas trop, et qui ne va pas courir partout pour accomplir ses rêves ou on ne sait quoi.
Rien à foutre est encore réussi car derrière l'histoire de Cassandre, il y a un sous-texte, écologique, humaniste... hyper pessimiste sur l'avenir de l'homme : on achète des pick-up, on consomme des conneries, on se filme, mais on ne communique pas, on ne se parle pas, on ne s'aime pas, on ne se déteste pas, on se fout des causes sociales ou de la planète car ça ne sert pas son propre confort. On en a rien à foutre.
Rien à foutre est encore réussi car à travers Cassandre, il parle de tout, il parle de notre monde, qui va dans le mur. Car Cassandre n'est pas isolée, Cassandre c'est toute une jeunesse (et peut-être, la population entière), qui ne croit plus, qui se complait dans les affres de la consommation et du plaisir immédiat. Il parle de notre rapport aux autres, complètement érodé, et de notre rapport à soi - on est présent partout, à tout instant (coucou les réseaux), mais on s'est oublié.


Et c'est ça en fait qui est vraiment déchirant, et d'un pessimisme sans limite. C'est que les hommes ne croient plus en l'avenir, ou pensent qu'ils ne pourront de toute façon rien y changer. Et si on n'y croie pas, on ne changera rien, sur rien.
Et quand on a l’impression que Cassandre se réveille, le film finit de nous assommer : soit parce qu'on n'est pas sûrs que Cassandre va faire quoi que ce soit pour changer, soit parce que maintenant il y a le covid qui va rendre tout ça encore pire. Car avant on ne se parlait déjà plus. Mais maintenant on va se parler dans des carrés jaunes à 2 mètres de distance et masqués. Et donc on sort son téléphone pour poster sur un réseau un spectacle de merde avec de la musique de merde dans une ville de merde.

jean-taulier
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le 7 mars 2022

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