Plus qu'un cris de rage, une technique de survie

Encouragée par sa manager et par l’appât d’une grosse commission, Cassandre, hôtesse de l’air pour une compagnie low cost, pousse son charriot pour vendre au rabais des produits de luxe. Lors de l’embarquement du vol suivant, le management infusé profondément en elle lui dicte de surtaxer une passagère, car son sac est trop gros. Cependant cette dernière ne peut pas rater son vol, c’est l’anniversaire de son frère. Cassandre est intransigeante, pour des raisons de « sécurité » il est nécessaire de payer un surplus. Pour comprendre l’importance d’un tel fonctionnement, il est nécessaire de mettre le film en parallèle avec un autre management qui en 2019 termine son procès. En 2006 dans un souci de redynamisation financière France Telecom crée le plan NEXT : faire partir 22 000 Personnes. De nouvelles méthodes managériales sont mise en place pour l’occasion, dégrader les conditions de travail pour pousser psychologiquement et moralement les employés au départ, réduisant dans le même coup le nombre d’indemnités à payer. « Je ferais les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte » lâche Didier Lombart PDG du groupe en 2006. 35 personnes se suicideront. Conformément au soupir de rage de Sandra Lucbert, devenue titre de son livre, qui se demande à l’issue de ce procès pourquoi personne ne sort les fusils ; Rien à foutre, cache derrière cette expression la mise à nu de notre aliénation à l’époque de l’ultracapitalisme flexibilisé.


Malgré leurs indéniables réussites, nulle critique boursoufflée à la société du spectacle, comme The Big Short ou Glass Onion, n’auront l’efficacité de la proposition des deux réalisateur.ice de Rien à Foutre. On ne critique pas un système depuis lui-même. Il est nécessaire de rompre avec lui, ses règles, sa représentation. Les deux cinéastes font alors le pari de nous faire ressentir par la chair la souffrance d’une vie néolibéré. Cassandre est parti pour voyager, en une journée elle fait trois villes européennes, mais elles ne faits qu’esquisser les destinations. Comme en finance, seul le flux compte, ici devenue transaction géographique. Au début, tout comme elle, on croit encore à cette vie. L’alcool, la fête, les amitiés d’un soir. Les scènes s’enchainent : aéroport, avion, soirée, aéroport, avion, soirée, mais cela ne suffit rapidement plus. Le film se contracte au rythme de la routine. Une rétraction du domaine du sensible qui fait écho à l’écaillement de la vie que Cassandre se crée pour survivre. Les mêmes rendez-vous tinders, les mêmes beuveries, les mêmes discussions ne la font plus vivre. Ils n’apparaissent plus à l’écran, il n’est même plus sûr qu’ils arrivent. Et est-ce que cela changerait quelque chose ? La mise en esthétique de l’aliénation passe dans Rien à foutre par une mécanique de rétention. Une rétention de plan, de scène, d’émotions. Les réalisateur.ices ne font toutefois pas l’erreur de faire de cette Cassandre une sainte. Elle n’embrasse notamment pas les forces contraires en refusant de s’engager dans un mouvement de grève et lorsqu’elle parle d’une amélioration de ses conditions de travail, c’est pour louer celle de Fly Emirates.


Dans un vivant qui passe, Claude Lanzmann interroge le responsable de l’inspection des camps de prisonnier allemand pour la croix rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier n’a, semble-t-il, rien vu alors qu’il se trouvait à seulement quelques kilomètres d’Auschwitz. Lanzmann ne montrera jamais son visage pendant qu’il pose une question. Nous resterons « coincés » avec le répondant et son inconfort au fur et à mesure que le réalisateur le pousse dans les retranchements de la vérité. Après les parallèles dressés par certains journalistes et l’introduction du livre de Sandra Lucbert entre les procès de Nuremberg et ceux des cadres de France Télécom, l’analyse des structures du troisième Reich et du management néolibéral sont de nouveau mise côte à côte dans Rien à foutre. Lorsque Cassandre se fait licencier après avoir voulu réconforter une passagère russe effrayée par son vol et l’opération qui l’attend à l’atterrissage, on ne nous montre jamais le visage de la personne qui exécute les ordres. Lanzmann utilisait la rétention pour acculer le représentant de la croix rouge elle se retrouve ici employé à isoler le personnage de Cassandre. Ce n'est plus un rapport d’humain à humain, ceux-ci sont prohibés, interdits et mènent à la sanction. Il ne reste plus que face à elle la machine qui broie pour des raisons de sécurité. « Une machine machine l’ordre social » dit Lucbert. Elle ne pense pas, exécute ce pour quoi elle est programmée. Comme lorsqu’on invoque la sécurité pour refuser un sac trop gros sans supplément. La sécurité de la passagère qui n’occupe pas la bonne place ou celle de l’hôtesse qui paye avec sa propre carte de crédit du vin. C’est une question de sécurité de mon emploi si je ne peux me comporter en humain avec vous. C’est comme ça qu’on parle, comme ça qu’on pense. « La grammaire d’un monde efface ce qui n’a pas de place dans sa cohérence ». La langue dans Rien à foutre est comme tout le reste broyée. La machine le vide de son sens pour entretenir la confusion et son rapport de domination. Un commandant de cabine : un manager : un commandant de bord : un chef de cabine : une hôtesse : un collaborateur : un passager : un client : un invité. Tout se perd, tout se transforme. Ceux qui n’arrivent pas à suivre ces nouvelles mœurs du travail deviennent hasbeen face celles et ceux devenues liquides à la langue Néolibérale, La LCN (lingua Capitalismi Neoliberalis) bâtit selon Lucbert sur la LTR (Lingua Tertii Imperii), la langue du troisième Reich de Klemperer.


Le message est clair, l’humain n’a plus sa place. Même quand on vous dit qu’on vous aime bien c’est qu’on aime bien vos ventes. Et encore, on reproche à Cassandre d’être trop juste avec ses collègues, d’excuser leurs mauvaises ventes avec les turbulences. Le management doit pointer les éléments faibles, même s’ils n’existent pas, sinon c’est lui le faible. Rien à foutre n’est pas qu’un état d’esprit c’est une obligation, une technique de survie. C’est justement quand ce je-m’en-foutisme craque que Cassandre est réprimandée. Elle qui était devenue liquide au monde de l’entreprise, les responsabilités qu’elle obtient avec la promotion qu’elle ne veut pas la solidifient. Elle devient responsable des personnes dans la cabine et ne résiste pas longtemps avant de montrer trop d’empathie.


Lors d’un retour aux sources dans sa famille, le film déplie son propos hors de la sphère des opérateurs de vols. Son père, agent immobilier, est agi par la même machine. Son identité est fluide en fonction du client, du costume qu’il porte, de la voiture qu’il utilise. Il se liquéfie pour mieux vendre. Même le deuil, est agi par une machine comptable et administrative. Ce retour aux sources ne représente en rien une solution pour Cassandre. Simple rappel de l’origine de la discorde. Elle n’est bien nulle part, car le mal est partout.


La proposition esthétique de Rien à Foutre est terriblement efficace. Emmanuel Marre et Julie Lecoustre redonnent foi en un cinéma politique puissant et percutant. Loin des artifices grandiloquents de certains de ses congénères, c’est par la radicalité de quelques choix de mise en scène parfaitement exécutés que le film nous attrape. À la fois objet de jouissance cinématographique et témoignage d’une grande justesse analytique il offre un constat glaçant à l’époque des grandes remises en question de nos modèles sociaux économiques.



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le 8 août 2024

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