Road to Nowhere par Elenore
Monument de la contre-culture ayant revisité les mythes américains tout au long de sa carrière, Monte HELLMAN signe avec Road To Nowhere son grand retour après 20 ans d'absence. Vertigineux et insaisissable, ce dernier nous plonge dans un monde rempli d'images où création et destruction vont de pair.
Reprenant à son compte le motif classique de la mise en abyme et le poussant à son paroxysme, HELLMAN joue de sa virtuosité scénaristique pour aller vers le flou, le non-dit, jusqu'à perdre totalement le spectateur pour ensuite mieux le retrouver dans ce labyrinthe d'images et de réalités entremêlées. Son personnage et alter-ego, Mitchell Haven, est un jeune cinéaste sur le retour lancé dans la réalisation d'un film inspiré d'un fait divers scabreux à base de meurtre et de fraude à l'assurance vie commis par un politicien véreux et sa jeune maîtresse, Velma Duran. Fasciné par ce personnage et surtout par Laurel Graham, la jeune inconnue qu'il a choisie pour le rôle, Mitchell est peu à peu submergé par l'amour qui naît entre eux ainsi que par sa ressemblance avec Velma. De fait, l'actrice – interprétée par Shannyn SOSSAMON – apparait comme jouant son propre rôle, son propre passé, au même titre que l'acteur à qui elle donne la réplique ressemble à s'y méprendre à l'acolyte frauduleux de Velma Duran. Difficile de résumer Road to Nowhere tant les fausses pistes sont nombreuses et l'intrigue complexe. Monte HELLMAN semble vouloir nous entrainer dans un univers - évoquant l'œuvre irrationnelle de David LYNCH - où beaucoup de choses nous échappent, où le réel se cache derrière les images, la surface censée le traduire.
Immense flash-back rempli de différentes temporalités, Road to Nowhere fait se confondre fiction et réalité en abolissant les frontières entre différents régimes d'image. Ainsi, apparaissent indifféremment à l'écran celles effectives réalisées par HELLMAN ; le film dans le film en perpétuelle esquisse, en tournage permanent ; les images mentales d'un réalisateur fantasmant la légende et son héroïne ou encore celles filmées par un personnage fébrile laissant furtivement apparaitre Monte HELLMAN et son équipe. Dès la première séquence, cet effacement des limites est questionné tout en mettant en abyme notre propre expérience de spectateur : un dvd est inséré dans un ordinateur, le film se lance et s'étale dans le cadre. Un générique fictif suivra, se substituant au vrai et enclenchant notre perte de repères.
Par le biais de cette mise en abyme d'un film total impossible, HELLMAN n'aura de cesse de déployer une esthétique du rush, de l'amorce et du recommencement pour mieux mettre en évidence sa propre impossibilité à réaliser son film idéal, et appuyer une quête de vérité qui n'est autre qu'un désir de cinéma empêché. En effet, à l'instar de Mitchell, son double fictif, Monte HELLMAN revient après une longue traversée du désert, où, maltraité par les studios, nombre de ses projets furent avortés et durant laquelle sa plus brillante concrétisation fut la co-production du Reservoir Dogs de TARANTINO. Road to Nowhere se pose alors comme l'introspection d'un cinéaste sur son désir de cinéma, un regard sur le septième art comme chaos complet et magnifique. Le personnage devient le porte-voix du réalisateur, clamant sa volonté de liberté vis-à-vis de toute pression, son intérêt pour une opacité stimulante, ainsi que son amour des comédiens. Le cinéma est ici révélateur, il fait émerger une réalité enfouie, est le moteur de la vie, des relations puis, finalement, de la mort. Cela se cristallise dans les scènes où Mitchell montre à Laurel des œuvres filmiques faisant entrer en résonnance leur propre expérience avec ces grands classiques, commentés systématiquement par un malicieux « fucking masterpiece ». Mais comme souvent chez Monte HELLMAN, la création est une impasse, une « route vers nulle-part » condamnée à une destruction interne. On se souvient à ce titre de l'embrasement de la pellicule clôturant la dynamique finale de Macadam à deux voies, son road-movie crépusculaire devenu culte. Ici, dans la superbe scène finale, la caméra se transforme sensiblement en arme, évoquant en filigrane celle du Voyeur de Michael POWELL.
Road to Nowhere, plus que tout autre chose, nous décrit une époque où le rapport au monde passe par les images, où tout est projection. HELLMAN déploie une profusion d'outils visuels qu'il met en scène dans une imbrication permanente. Ainsi, les images de cinéma côtoient les interviews télévisées, les photos dans le journal répondent aux pages d'un blog où une jeune journaliste poste des vidéos, les classiques tant appréciés se regardent sur petit écran et caméras et moniteurs se multiplient. Répondant à une volonté de s'exprimer, de se montrer, mais aussi de montrer ce que l'on voit, ce que l'on vit, ces images tentent de laisser une trace, de rendre compte de l'éphémère et de l'incertain à la façon de ce plan où le viseur de la caméra fige l'image de la femme fatale tandis que son corps a déjà déserté le champ de l'appareil.
Tourné avec un appareil photo Canon 5D – qui avait déjà fait ses preuves cette année avec Rubber de Quentin DUPIEUX – Road to Nowhere révèle une image éclatante pouvant tout aussi bien cultiver un effet de réalisme appuyé qu'une douceur lyrique.
Curieuse rencontre de La Nuit Américaine et de Vertigo, ce film noir labyrinthique qu'est Road to Nowhere touche et fascine par la beauté presque poétique qui s'en dégage mais aussi par ses maladresse, ses mystères insondables.
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