Son dernier film datait de 20 ans et était sous-titré « coma dépassé ». A l'époque un employé de vidéo-club contacte Monte Hellman pour réaliser un film à partir de son scénario ... finalement, le mec se ravise et réalisera lui-même Reservoir Dogs. Hellman apprécia néanmoins assez le projet pour s'engager en tant que co-producteur alors que lui-même ne trouvait plus de financement. En 2010, les deux se retrouvent à la Mostra de Venise, l'un est président et l'autre doyen de la compétition. Pas ingrat, le jury de Tarantino remettra un Lion d'Or pour l'ensemble de sa carrière à Hellman. Et pourtant, à l'instar d'un Coppola qui se sentait jeune réalisateur à la sortie de Tetro, le raté (commercialement) de l'écurie du légendaire Roger Corman (Coppola/De Palma/Scorsese ...) semble frapper d'une seconde jeunesse.

Difficile et pas forcément bien nécessaire de résumer l'histoire de Road To Nowhere. Une blogueuse a ravivé un certain intérêt pour une vieille affaire qui avait secoué les paisibles Smoky Moutains de Caroline du Nord il y a quelques années. Les ingrédients en étaient un politicien à la réussite insolente, un flic en fin de course, une irrésistible Cubaine de 30 ans la cadette des deux autres, Velma Duran, et la disparition de 100.000.000 de dollars. Une intrigue de polar classique, à un point tel que très rapidement on n'abandonnera l'idée de chercher à en saisir les tenants et les aboutissants. Un réalisateur, Mitchell Haven, et son scénariste s'emparent des investigations de cette blogueuse jusqu'à en tirer un projet de film : Road To Nowhere dont Road To Nowhere de Monte Hellman raconte le tournage ainsi que la préparation.

Road To Nowhere joue donc la carte de la mise en abyme ... mais d'une manière si brillante qu'il me serait difficile de vous donner une référence en pâture. Chercher à dénombrer le nombre de dimensions imbriquées les unes dans les autres entre l'arnaque rapportée, le film dans le film qui a même le droit à son propre générique, et son tournage, puis le film projeté et même quelques épisodes vécus par Monte Hellman, tiendrait de la démence. On pourrait le deviner plus instinctivement qu'en prenant un ticket pour le Mulholland Drive, sur la Road To Nowhere le spectateur est largué, et ce dès le début. On peut d'ailleurs découvrir une structure inversée, là où Lynch déroulait tranquillement son esthétique glamour de série Z bien connu pour finir par faire imploser son récit jusqu'à la fin d'un film recroquevillé sur lui-même, Hellman quant à lui prend le risque de faire fuir d'ennui dans une première partie où l'éclatement de la narration est d'autant plus confondant que son style particulier fait de longs plans quasi-fixes quasi-muets et exagérément étirés se montre avare en explication. Mais deux heures plus tard, un miracle s'était produit et je suis ressorti avec une fascination que le temps ne cesse de nourrir pour un film qui incite à chercher des clés dehors ; à commencer par l'affiche sublime qui vous poursuit dès la sortie du cinéma.

Au cœur du film, le réalisateur s'obstinant à ne vouloir aucune supertar dans la distribution, déclare que réussir son casting, c'est faire 90% d'un film. Monte Hellman tempère dans une interview que celà inclut aussi le choix des décors et des techniciens ... quoi qu'il en soit, rien qu'en choisissant Shannyn Sossamon pour incarner Laurel Graham/Velma Duran, on peut déja considérer le casting comme une réussite. Omniprésente du début à la fin, hantant même jusqu'à l'image du générique final (et peut-être même au-delà), l'actrice porte le film sans qu'on ait besoin de la pousser dans les retranchements spectaculaires dont les réalisateurs In deviennent coutûmiers et que les Watts, Portman ou Gainsbourg ont dû éprouver pour asseoir la reconnaissance de leurs talents : ni masturbation, ni expérience lesbienne, ni hystérie jusqu'à l'automutilation, ici... En l'occurence, il y a tout d'abord l'incarnation du mystère Velma Duran, bien entendu, dont on ne sait trop si elle est morte ou simplement disparue avec le pognon, voire reparue pour jouer son propre rôle au nez et à la barbe du monde entier ... mais, lorsque cette question-là trouve une réponse aussi prématurée qu'inespérée dans un récit qui devrait en mourir aussitôt, l'information paraît anecdotique tant on est happé par autre chose d'indéfinissable.

Quelque chose qui échappera au scénariste de polar se contentant du terme générique de Femme Fatale et en premier à celui du film dans le film qui ne cesse de prévenir son ami réalisateur que son amour pour son actrice fait courir le projet entier à sa ruine. Car Laurel fait sécher ses ongles, Laurel fait ses lacets, Laurel se lamente d'être une piêtre actrice devant un rush, Laurel se blottit contre un homme pour faire cesser sa crise de jalousie, Laurel est contrariée et fait vibrer ses lèvres pendant l'expiration, Laurel a son petit museau tout mouillé devant un DVD de l'Esprit de la Ruche ... rarement avec autant de simplicité on aura eu l'occasion de célébrer une femme, la Femme (?), au cinéma. Mathématiquement, la plupart des autres rôles, tous masculins à l'exception de celui de la blogueuse qui aura pour sa part son popotin tout en dentelle allègrement mis au premier plan, souffriront de la comparaison ... restera néanmoins le spectacle tragicomique d'une résignation toute masculine, plus ou moins aigüe et prenant de multiples formes.

Bien entendu, ce film est dédié à une femme, qui fut déjà une empêcheuse de tourner rond. Laurie Bird, actrice suicidée à 25 ans et qui vécut une histoire d'amour avec Monte Hellman lors du tournage de Two-Lane Blacktop. Dans ce film, probablement le film de bagnoles le moins spectaculaire jamais projeté, un pilote et son mécanicien (joué par Dennis Wilson) traverse les Etats-Unis au volant d'une Chevrolet 55 trafiquée destinée à les faire remporter des courses de dragsters. Ils croisent la route d'une autostoppeuse incarnée par Laurie Bird, puis d'un mythomane qui vagabonde dans une Mustang GTO à la recherche d'autostoppeur à qui raconter sa vie rêvée. Les voitures font rapidement l'objet d'un pari dans une course de plusieurs centaines de kilomètres qui doit amener nos personnages jusqu'à Washington. Au dernier arrêt avant la ligne d'arrivée, la fille, qui avait fait tourner la tête d'au moins l'un des pilotes, s'en va avec un motard. Les autres concurrents mis devant le fait accompli se quittent pour repartir vers de nouvelles errances, sans se dire un mot. La caméra les poursuit encore le temps de deux scènes à travers leurs chevauchées absurdes typique de l'œuvre d'Hellman, puis au cours d'une énième course d'accélération, la pellicule s'enflamme. Tout ça n'était que du cinéma ...
Par certains autres aspects, Road To Nowhere peut être considéré comme le film-somme de son auteur. Léonardo Di Caprio y est interviewé à propos de Jack Nicholson, un des premiers acolytes d'Hellman, Mitchell Haven (premier pseudonyme d'Hellman lorsqu'il mettait en scène du Beckett) s'exprime à propos de la frustration qu'un artiste peut ressentir face aux avocats, managers et autres businessmen dans l'industrie du cinéma, alors que Monte déclare sans amertume n'avoir cessé de travailler sans jamais pouvoir rien réaliser durant ces vingts dernières années ou même l'apparition en plein climax d'une caméra Canon 5D utilisée pour tourner le film et le métafilm, et même plus tôt les digressions budgétaires au sujet de ce matériel pourraient entrer en ligne de compte dans ce bilan biographique. Mais en vérité, Road To Nowhere dépasse très largement les frontières de l'égocentrisme, pour gagner ses galons de véritable fantasme cinéphile. D'une générosité absolue, quoi que froide et muette comme celle d'un blondin offrant son demi-cigare à un agonisant, pour ses (rares, à n'en pas douter) spectateurs, Road To Nowhere invite même à voir d'autres films invariablement qualifiés de Masterpiece par Mitchell les faisant découvrir à Laurel. Alors cette fois-ci, au lieu de libérer ses spectateurs dans la combustion de son film ... Hellman nous y noie sans culpabiliser.

Pas exempt des défauts inhérents au style de ce cinéaste aride, des défauts qui n'en sont peut-être plus vraiment du coup, Road To Nowhere s'ajoute à la liste des curiosités signées Hellman. Probablement la plus généreuse et enthousiasmante que cette figure largement sous-estimée d'Hollywood ait jamais proposé. Hélas, une telle récompense est réservée à un public foncièrement cinéphile revenu d'un certain sensationnalisme dont les résonnances provoc' n'impactent finalement plus grand monde au-delà des académies et autres jurys internationaux récompensant plus souvent la performance que le talent, ce film aux accents envoûtants et absurdes est empreint d'une beauté et d'une intelligence qu'il serait de toute façon criminel de bouder.
Sloth
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le 23 févr. 2012

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