- Le train siffle son arrivée dans la grande gare milanaise. Les voyageurs en descendent, fumant la brume au bout du quai. L’entrée de la famille dans l’immensité de la ville se fait sentir par de nombreux plans rendant compte du rapport d’échelle entre les personnages et le décor (les grands escaliers, la gare déserte). Dès les premiers plans, les protagonistes semblent ensevelis par une ville ne laissant aucunement place à l’accomplissement personnel. Celle-ci insipide et violente corrompt les cœurs de ces enfants de la campagne venus pleins de rêves à la tête.
- Dans ce récit fleuve de plus de 3h, Luchino Visconti décompose son récit en diverses parties chacune dédiée aux quatre frères, faisant place à la subjectivité des jeunes protagonistes. Plaçant le décor au premier plan, celui-ci déconstruit autour de fébriles fondations les archétypes de l’ascension sociale stendhalienne. L’archaïque qui atteindra son apogée dans Le guépard détient dans l’œuvre du cinéaste une part d’enchantement parsemée de monstruosité. D’une innocence rurale, les quatre frères se voient confrontés à la dureté urbaine.
Dans cet enchevêtrement brutal, la ville isole, conditionne jusqu’à la déconstruction absolue de ces citadins. D’un noir se glissant dans les abysses des espaces goudronnés, celle-ci se fait témoin du règlement de compte entre les deux frères, laissant le corps de Rocco gésir sur le trottoir. Les pluies diluviennes s’abattent sur Milan, et l’eau emporte dans son mouvement le sang d’un ruban ayant pris feu.
- Dans cette quête de réussite naquissent de vagues fougues amoureuses dont l’épais sentiment cristallisant laisse naquirent de profondes rancœurs. Dans une première partie consacrée à Simone, celui-ci en pleine réussite dans le monde de la boxe s’éprend d’un amour passionnel pour Nadia une jeune prostituée. Point de départ d’une descente aux enfers, Simone subit les déboires de la jeune prêtresse des rues dont il ne peut détacher sa pensée. Ensevelit par le mal, Simone se met à voler des bijoux pour les offrir à sa bien aimé dont il souhaite acheter l’amour.
Dès lors, la longue fresque du psychisme des protagonistes se met doucement en place. Dans un malheur s’accentuant, Simone enchaînent les bouteilles d’alcool, laissant filer dans les bras de son jeune frère celle qu’il désirera à jamais. Sa carrière sombre avec lui, entachant davantage le ruban dont l’épaisseur s’affine sur le fil narratif. - Projetant la totalité de sa fascination à travers la face magnétique du jeune Delon, le cinéaste italien laisse celui-ci prendre progressivement et involontairement le premier rôle. Dans une timidité juvénile, le personnage de Rocco se glisse petit à petit dans l’ombre de son aîné dont il vole contre son gré le succès. Doublé d’une bande son originale composée par Nino Rota, le récit se concentre dans une seconde partie sur la figure du chétif Alain Delon dont l’histoire d’amour avec Nadia se verra impossible, confrontée à la jalousie d’une figure fraternelle dont la rage ira jusqu’à l’acte le plus ultime.
- Les notes de musique s’accentuent et le décor se noircit, gorgée d’une intense violence intérieure la fratrie à l’image de Simone se détruit au grand dam de la mère dont la volonté d’unité s’envole tel ce pourpre ruban. Le terrain vague abritera ainsi la scène la plus poignante du film, où traversés de milles émotions, les cris stridents de Nadia s’enfouiront dans les abysses de la ville. Déchirement du cœur, le regard face caméra de Delon plein de tristesse se fixera à la mémoire du spectateur comme une marque au fer, dont la plaie se réouvrirait au contact de cette simple scène. Appelé par les anges de l’enfer, la bonté et l’amour du jeune Rocco envers son frère se fera touche final du tableau peint par son cinéaste.
- Dans un dernier élan d’attachement, le ruban se lacère, emportant cette fibre fraternelle avec lui. Là où la violence urbaine étrique la nature humaine, le lien du sang somnole à jamais. Horrifiée puis meurtrie, la famille se meut dans un silence éternel dont semble émaner une peur commune, celle de laisser place aux anges de désolation.
Les cloches de la cathédrale milanaise raisonnent dans les habitations et la vie reprend son court sous les vestiges du chaos.