Il fut un temps où le cinéma était un spectacle de foire, une fantasmagorie projetée sur une toile blanche par une lanterne magique. Ce trompe-l’œil surnaturel eut son prophète, son lutin malicieux, en la personne de Méliès. Bien plus tard, il a trouvé son arlequin mégalo en celle de Francis Ford Coppola, génial bonimenteur dont le moindre mouvement de caméra provoque l’impact vertigineux d’un scenic railway. Mais cet illusionniste est aussi un (très) grand artiste, qui ne saurait sacrifier les frémissements de l’intime ni voir le monde autrement qu’avec son cœur. Il prouve cette fois qu’il est capable de transformer n’importe quel roman de gare en poème expérimental. Malgré ses emprunts à Welles, Vertov ou Eisenstein, Rusty James est un authentique film d’exploration, l’une des émanations les plus frappantes de cet esprit de pionnier à tête chercheuse ayant fait courir au cinéaste les risques les plus fous (il sort deux ans seulement après la pyrotechnie plastique de Coup de Cœur, aventure aussi ruineuse qu’avant-gardiste l’ayant mis sur la paille). L’histoire se déroule à Tulsa, ville de l’Oklahoma qui réactive la mythologie des West Side Stories : rues barbares, escaliers de ferraille, avenues en béton, bars et salles de billard enfumés, quartiers fiévreux illuminés de néons. On y suit les errances de Rusty James, jeune matamore des terrains vagues, petite frappe à la jolie gueule, hanté par le rêve d’égaler son grand frère, un ancien caïd devenu une véritable légende. Ce dernier, Motorcycle Boy, revient de Californie avec l’air somnambulique d’un mort en sursis. Idéaliste forcené, ange salvateur aux apparitions intempestives et miraculeuses, épicurien sauvage converti à la non-violence, même s’il a encore le poing efficace, il semble avoir trouvé là-bas une une étrange sérénité. Le cadet sait par intuition que sans l’aîné il n’y a pas d’initiation possible. Mais l’un et l’autre s’opposent comme l’enfant à l’adulte, bien que quatre ans seulement les séparent. C’est dire si Rusty s’est trompé en croyant, avec la résurgence de son frère, pouvoir le remplacer. Ce retour rouvre la plaie, réactive le processus d’identification mimétique présidant aux retrouvailles des deux olvidados, accablés par une fatalité que Coppola assimile aux tragédies grecques (Steve, l’ami blond qui ne cesse de prendre des notes dans son carnet, est le Xénophon de cette Anabase).


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Rusty James a été écrit, tourné et monté dans la foulée d’Outsiders. Les deux films partagent la même équipe technique, la même source littéraire (S. E. Hinton), le même argument, le même canevas anecdotique. Parfaitement complémentaires, ils s’opposent pourtant comme les faces d’une médaille et semblent avoir été réalisés l’un envers l’autre. Au chromo flamboyant se substitue la gravure à l’eau-forte. À la structure classique une diégèse plus libre, moins prise dans les contraintes de la menée narrative. Au lyrisme contemplatif et à la lumière dorée ("pure gold") succèdent un noir et blanc expressionniste, un éclairage aiguisé sans ombre ni recoin transformant les reliefs en collages, un découpage tranchant inspiré de la vidéo, du graphisme et du photomontage. Le second film réinvestit à son compte l’énergie déployée par le premier, la condense et la redistribue. De là vient le sentiment qu’il pousse des sprints insensés, qu'il fonctionne sur le mode de la dépense, qu'il carbure très fort. Mais il cultive aussi des moments d’expectative et de surplace, des instants d’hébétude, flottants, suspendus, liquides. Il inscrit des corps essentiellement masculins et vigoureux dans une narration plutôt féminine, placée sous le signe du flux. Sur le plan "audiovisuel", Rusty James peut être jugé comme l’exercice le plus parfait, le plus éblouissant de Coppola. Cette hyperstylisation n’en construit pas moins un univers dont la nécessité est à la mesure de la cohérence émotionnelle. L’esthétique de la déambulation commande les travellings arrière cadrés poitrine, ordonne les virées nocturnes aux allures de franchissements enfiévrés — jusqu’aux bagarres collectives chorégraphiées avec une inventivité rappelant le Kubrick d’Orange Mécanique. Le rapport entre les êtres et leur milieu ne crée ni distance ni fusion mais une lucidité artificielle qui tient du véritable trip. Les effets d’accélération et de ralentissement, la sophistication des angles de prises de vue, le recours aux très courtes focales maintiennent la perception sous emprise, la plongent dans un état second. Et la permanence obsédante de l’écoulement temporel, dans les dialogues comme dans l’environnement matériel, vient accentuer l’exaspération sensorielle.


Car le véritable sujet de Rusty James est le temps. On n’en finirait pas d’énumérer toutes les pendules qui y sont visibles : banales ou étranges, discrètes ou gigantesques, aiguilles ici absentes ou bien là tournant comme des derviches paniqués. La bande sonore marque la pulsation des images : musique répétitive, obsessionnelle, ponctuée de percussions diverses (elle est signée Stewart Copeland), à laquelle se mêlent des battements de cœur, le tic-tac récurrent d’un réveil et un lancinant cliquetis de minuterie qui revient en leitmotiv. Le thème n’est pas traité par allusions ou progressions sous-jacentes, comme dans une narration baroque riche de points de repères. Il module directement le rythme des plans et la multiplicité de leur vitesse (les nuages défilant en accéléré, la ville passant en quelques secondes du plein soleil à la nuit noire). Grâce au temps, Rusty fait l’apprentissage de la vie, des échecs qu’on ne rachète pas, de la rupture avec Patty, du ratage de la vie du père, avocat alcoolique (Coppola aurait mauvaise grâce à verser dans le freudisme car le rôle est tenu par Dennis Hopper, l’easy rider, le photographe camé du colonel Kurtz et le psychopathe de Blue Velvet, soit un déviant professionnel). Le film exprime l’idée d’un temps irrattrapable, donc la dénonciation d’un illusoire retour en arrière. La même déflation mélancolique affecte le tissu langagier, troué de part en part, totalement miné de l’intérieur. Il n’en est retenu que la fonction phatique ("— Why ? — What ? — Why ? — Why what ?") : on cherche à communiquer, on n’y parvient pas, et d’ailleurs qu’aurait-on d’autre à transmettre que sa détresse et sa solitude, son incapacité à les dire ? Loin de compenser la défaillance de la parole, l’écrit n’est présent que sous la forme de traces d’un autre âge, de survivances d’une époque révolue, comme ces bombages ("The Motorcycle Boy reigns") renvoyant la civilisation de l’écriture à l’ère lointaine d’une archéologie de la mémoire.


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Avec son bandana dans les cheveux, son maillot de corps et son poignet de force, Matt Dillon incarne un Rusty James tendu, charmeur, agile, d’une grâce féline, hanté non par la fureur de vivre mais par un mal-être de l’instant. Sa seule métaphysique est dans le full-contact avec la mort, vécue comme une lévitation sans lendemain : il flotte soudain de sa présence latente et immanente, constate qu’on le pleure et s’étonne de s’en tirer régulièrement indemne. Tel qu’il est il demeurera, dans cette arrière-salle de l’Hadès qui ressemble à un gymnase ou un dépôt. Il est le petit frère de tout le monde, celui qu’on ne songe pas à protéger parce qu’il prend tous les risques et s’en repaît comme d’un passeport vital. Mickey Rourke, quant à lui, campe un Motorcycle Boy wendersien, d’une imperturbable douceur et d’un calme impérial. Perdu dans ses pensées, il marche les bras croisés et accompagne ses paroles d’un mystérieux sourire. Peu avant sa première apparition, on voit courir l’ombre d’un chat sur un mur. Survivant de l’âge d’or, idole désenchantée, le dandy motorisé semble en exil sur ses terres. Il n’a que vingt et un ans mais c’est déjà un vieux bonhomme, habité par le spleen de celui qui a vécu mille ans. Le "Rusty", le "rouillé", c’est lui. Une auréole cerne ce fantôme daltonien et à demi-sourd : il pose en James Dean dans les magazines, parle à voix basse comme s’il était revenu de tout. Cette fascination a existé, c’est celle de Francis pour son grand frère, jadis chef de gang, dont le blouson d’époque est porté par son propre fils, Nicolas Cage, dans un rôle secondaire à la Iago. Autour de cette fratrie magnifique, gorgée d’amour et de sensibilité, gravite un casting superbement homogène qui exploite la sagesse tutélaire de Tom Waits, les ardeurs de vedettes en pousse (Chris Penn, Laurence Fishburne) ou le charme juvénile de Diane Lane.


Au-delà des clameurs et des larmes, du sang et de la culpabilité, Rusty devra donc prendre la place de son aîné. Motorcycle Boy lui enseigne pourtant qu’il ne sert à rien de se battre et qu’il faut savoir prendre le large. En clôturant sur l’acting-out des deux garçons et la réponse disproportionnée de la police, Coppola suspend à temps son discours humaniste. C’est qu’il agit en cinéaste, non en sociologue : il ne disserte pas mais poétise. Le film se nourrit au romantisme d’une adolescence revécue, que le quadragénaire promène encore comme un survêtement de soie. Son symbolisme se cristallise dans la vision écarlate des poissons de combat, image fulgurante où la densité de la couleur enflamme littéralement le noir et blanc. Loin de décrire des situations statiques et des drames sociaux figés, il souligne les tensions et leur ménage un champ d’application. Les visions divergentes des deux frères, les aspirations parallèles de Rusty et Patty favorisent l’éclosion de liens aux forces contradictoires. Les rues, les appartements, les dessous de pont forment les espaces vagues d’un bocal indéterminé, dont le Pacifique représente l’idéal de fuite. Avec ses mouvements heurtés, réfrénés, linéaires ou erratiques, de désespoir ou de dépit, d’euphorie ou d’abandon, l’œuvre joue d’une dialectique qui n’est autre que celle s’opérant entre vie d’aquarium et désir d’océan. Et puisque rien n’est simple, c’est la première qui s’use en luttes vaines et le second en tergiversations. La grandeur et la beauté de Rusty James résident dans la complexité de ces imbrications mouvantes. L’ailleurs, le passé viennent y déjouer le piétinement dans lequel chacun hésite à se morfondre. Entre un frère qui vit pour l’échappée et un autre qui s’incruste dans ce microcosme où se love sans doute sa vérité inexprimable, Coppola capte un présent qui ne tient pas en place, qui ne peut jamais consister. Il prouve ainsi qu’il détient ce secret précieux : filmer la jeunesse, c’est combiner l’art du vol et l’art du temps.


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Thaddeus
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le 4 oct. 2020

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