C'est courageux de faire un film sur la façon dont l'absence d'amour se transmet. Ca l'est d'autant plus quand on ne cherche pas non plus à séduire, mais simplement à scruter ce vide qui fonde chacune des figures du film, jusqu'à ce qu'elles tombent une à une, et nous apparaissent dans leur plus stricte proximité avec la folie. Sans romantisme, sans délire : non, la folie est ici le saccage de toute intériorité, la destruction à l'oeuvre dans l'être, inexcusable, et à la fois logique, et pourtant pas tout à fait explicable : une machine de mort, c'est tout, qui avance, et qui veut bien s'arrêter une fois qu'elle a accompli sa tâche. Alice Diop décrit cette mécanique avec beaucoup de rigueur. Il lui faut du temps, de nombreux suspens, pour que chaque préjugé tombe, que chaque discours s'épuise, aussi bien dans la salle d'audience du tribunal que dans son récit. Cette salle d'audience, ce décor, n'est autre que la salle de cinéma. Assise parmi nous, se trouve l'un des deux personnages principaux, Rama, celle qui est venue observer le procès. L'autre, c'est Laurence Coly, la fiction, le monstre, le film rêvé. On la regarde. On regarde la façon dont Rama la regarde. Rama, c'est le cinéma. Saint-Omer, c'est le cinéma qui regarde un film. C'est vertigineux, un peu froid aussi, en tout cas très raide par moments. La rigueur d'Alice Diop est parfois appliquée, elle tend un peu trop vers la banalité, la redondance. Au début, c'est difficile d'accepter de suivre cette femme enceinte qui vient prendre des notes sur une affaire d'infanticide (pour un roman qu'on n'a pas très envie de lire). Quelque chose semble trop collé. Mais ça se décolle peu à peu. Le film trouve son envol. A la fin, quand on voit ce qu'il a pu atteindre, quand il se permet la voix de Nina Simone, quand l'émotion peut déferler, on en apprécie l'extrême subtilité, et le courage qui la sous-tend. Parce que le film ne parle pas que d'absence d'amour, non - il montre surtout la peur qu'entre les êtres il n'y ait rien. La peur, et parfois les faits qui assoient cette peur, indéniables. Saint-Omer nous met face à l'évidence : il est possible qu'aucun amour n'advienne. Laurence Coly en est la preuve : aucun amour n'a pu traverser sa vie, jamais, rien n'a pu la retenir de tuer sa fille. Saint-Omer la dévêt peu à peu, de tous les habits qu'on voudrait lui prêter : à la fin elle est nue, juste un visage, et on la regarde, et il n'y a rien derrière - rien à espérer d'autre que ce qui a eu lieu. Elle nous lance un regard que rien ne parvient à qualifier, et qui se pose, comme une malédiction peut-être, ou bien comme un témoin, sur notre angoisse. La folie, l'infanticide, nous servent de témoin. Pour que l'amour advienne, peut-être, malgré toutes les figures du malheur dont nous portons la mémoire, et auxquelles on voudrait surtout ne pas ressembler, mais qui nous peuplent pourtant. Alice Diop émaille son film de quelques scènes sur l'enfance de Rama. Ce sont de tout petits points presque timides, mais jamais anecdotiques. Un petit-déjeuner triste, une mère en larmes face au miroir. Presque rien, suffisamment pour donner la mesure d'un chagrin infini. Et à la fin, l'enfance resurgit, en vidéo, sous forme d'archives familiales - un film est venu la consoler, sans annuler la peur, sans réduire la folie, sans amoindrir les ravages de tout ce qui s'est éteint. Un film est né pour donner un peu plus confiance dans ce qui de toute façon adviendra.