Œuvre panégyriste dédiée à Saladin, grand personnage historique qui sera resté dans les mémoires des Hommes à travers les siècles, en Orient comme en Occident. Le long-métrage de près de 3 heures du réalisateur égyptien Youssef Chahine brosse le portrait d'un Saladin à la manière des hagiographies des chroniqueurs chrétiens. Dans la plus pure tradition du roman national, le film met volontairement sous le tapis les dissensions qui existaient entre les différentes factions musulmanes du Moyen Âge central (des dissensions qui se retrouvaient également chez les chrétiens, notamment entre les Latins et les Byzantins) pour nous proposer un monde arabo-musulman idéalisé, uni sous la coupe d'un seul et même chef.
Nous voyons donc s'affronter deux blocs civilisationnels : les Occidentaux (les Latins) contre les Arabes. Sous l'égide de Saladin, les arabo-musulmans sont montrés comme des hommes sans peur et sans reproches, combattants pour la liberté du peuple arabe, repoussant les invasions étrangères des Croisés, rejetant l'intégrisme religieux. Saladin est érigé en véritable modèle de vertu, un souverain qui fait preuve de sagesse, de tempérance, d'empathie et d'honneur en toute circonstance. L'Histoire est en vérité plus complexe, mais ces prises de liberté pour les besoins du récit et surtout pour la vision partisane que le cinéaste propose (pas toujours de manière subtile) n'est pas en soit un défaut, il convenait cependant de le souligner. Nous sommes face à une œuvre arabocentrée et politiquement très marquée par le nationalisme arabe des années 50.
La représentation des "Francs", les Croisés ou Latins dans le film est en effet peu flatteuse. Des représentations qu'on retrouvera encore des décennies plus tard dans le Kingdome of Heaven de Ridley Scott, mais de manière plus nuancée toutefois.
Le roi éphémère de Jérusalem, Guy de Lusignan, apparaît dans l'œuvre de Chahine sous les traits d'un vieil homme dépité et résigné, le réalisateur préférant s'éloigner du portrait dressé par les chroniqueurs chrétiens qui évoquaient un beau jeune homme indécis qui se révèlera parfaitement inefficace à défendre le siège central des états latins d'Orient.
Le bras droit du roi de Jérusalem, le sulfureux prince d'Antioche Renaud de Chatillon, n'est pas non plus épargné. Tantôt représenté comme un frère de l'ordre du Temple impulsif, brutal et sans foi ni loi chez Ridley Scott (on rappelle que le vrai Renaud de Chatillon n'a jamais été affilié aux frères templiers), tantôt comme un prince capricieux, orgueilleux et égoïste se révélant être un piètre meneur d'hommes chez Chahine. Dans l'un comme l'autre, Renaud de Chatillon officie comme un antagoniste de seconde plan très caricatural, sa mort servant dans le long-métrage de Youseff Chahine de conclusion aux évènements dits de la "2ème croisade" pour laisser place aux grands princes Croisés coalisés de la "3eme croisade" qui surviendra peu de temps après la prise de Jérusalem en 1187.
Parmi ceux-ci, c'est Richard-Coeur-de-Lion qui est occupe une place prépondérante; introduit dans une scène dont l'imagerie rappelle les films hollywoodien basés sur les romans du cycle arthurien (notamment quand Richard-Coeur-de-lion et ses chevaliers tirent l'épée autour d'une table ronde). Rongé par l'ambition et la gloire personnelle, le personnage fera cependant preuve de tempérance et de dignité morale à plusieurs reprises dans le film.
Le traitement réservé à Philippe II Auguste ainsi qu'à ses hommes est tout autre. Le souverain est présenté comme un félon, mue par l'avidité et les intrigues politiques. Un traitement similaire est infligé à son camarade Conrad de Montferrat.
Du côté arabe, les personnages principaux sont assez conventionnels et bienveillants, à quelques exceptions près, comme l'émir d'Acre, souverain arabe allié aux Croisés qui n'hésite pas à trahir "la nation arabe" (dans le contexte du XIIIe relève presque de l'anachronisme) pour sa richesse et sa gloire personnelle. Ce choix peut sans doute s'expliquer au regard de l'Histoire, car Saint-Jean d'Acre fut l'un des derniers grand bastion des Croisés au Proche-Orient. La cité ne finira par passer sous domination musulmane qu'à la fin du XIIIe siècle, près de 100 ans après les conquêtes de Saladin.
Parmi les autres personnages principaux, on retrouve "Nageur", un arabe converti au christianisme au service de Saladin qui sert de porte-étendard de la tolérance religieuse et de la liberté de culte prônée par le sultan. Il est l'incarnation du panarabisme multiconfessionnel véhiculé par Youssef Chahine, qui était lui-même de confession chrétienne. *
Il convient aussi de mentionner Louise, un personnage inventée pour les besoins du film, qui s'entiche du personnage de Nageur. Affiliée à l'ordre de l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, elle est la soeur de Guy de Lusignan (ce personnage semble être un mélange de plusieurs figures historiques féminines, notamment Sybille la sœur du roi Baudoin IV, grand oublié du film de Chahine qui sera mis à l'honneur dans Kingdome of Heaven ). Elle prend part aux combats contre les musulmans aux côtés de ses frères chrétiens, puis se consacre ensuite aux soins des blessés (l'une des vocations de l'ordre de l'Hôpital). Un choix qui semble aberrant puisque non seulement on évitait d'envoyer des femmes sur le front de guerre pour se battre (et encore moins si elles descendaient de grandes lignées aristocratiques), mais puisque également les femmes n'étaient pas faites chevalier et les ordres monastiques militaires et religieux étaient essentiellement masculins. Sa timide romance avec Nageur, développée tout au long du film, reste dans l'ensemble très anecdotique.
La première heure sert d'introduction au personnage de Saladin et à ses principaux lieutenants, elle pose dans les grandes lignes la situation géopolitique en Terre Sainte durant les derniers moments de la "2ème croisade". Chahine peine durant ce premier acte à donner une véritable force à son histoire, les victoires successives des armées de Saladin s'enchainent rapidement. Ni la bataille d'Hattin ni la prise de Jérusalem ne marqueront les esprits dans ce film, beaucoup trop vite expédiées par le réalisateur. En multipliant les personnages et les intrigues politiques dans le camp des Croisés pour illustrer leurs fautes et leurs égarements moraux, le film perd un peu de vue son personnage principal. La caméra de Chahine n'arrive complètement à iconiser Saladin car trop éloignée de son sujet, privilégiant les plans généraux, les plans larges, au mieux des plans moyens durant les scènes de dialogues et les monologues. Des dialogues qui sont d'ailleurs tout au long du film de qualité inégale. Les interventions du sultan sont finalement assez rares et les Croisés sont caricaturaux à souhait. Cela constitue une frein quant à l'implication émotionnelle du spectateur.
Le second acte du film relève un peu le niveau, il s'ouvre sur les évènements que les historiens ont rattaché à la "3ème croisade", avec l'arrivée des grands rois occidentaux en Terre Sainte. Les manigances de la reine Virginie et de ses acolytes redonnent un second souffle à la narration. Quelques moments de mise en scène inspirée et de narration visuelle font mouche. Le film aurait sans doute gagné à se focaliser sur la période de la troisième Croisade.
En définitive, le long-métrage intéresse plus par le courant historiographique dont il est l'un des fer de lance, par son récit panégyrique, plutôt que par son historicité (volontairement écartée) ou même par ses qualités cinématographiques. Le traitement des personnages demeure superficiel, les scènes de batailles peinent à convaincre dans l'ensemble, souvent peu crédibles. On retiendra la prestation satisfaisante de Ahmed Mazhar en Saladin, et des moments de bravoure ici et là (le siège d'Acre, la rencontre diplomatique entre Saladins et les rois Croisés ect). Si le film de Chahine n'a pas à rougir des grandes productions hollywoodiennes concurrentes de son époque, il reproduit cependant à mes yeux les mêmes défauts du genre, principalement en raison d'un manque de subtilité dans la délivrance de son message politique.