Un homme. Une femme. Un pan de mur. Trois heures d’autoanalyses, de psychonévroses, de joutes verbales, de discours qui s’affrontent, qui se scandent, qui s’annulent. Trois heures de déchirements palpables, de frustrations gênantes, d’embarras du regard. De Kierkegaard à Jung en passant par Hegel, les plus grands noms de la pensée furent convoqués au chevet de cette vivisection âpre, frontale, intransigeante, où l’interrogation reste sans réponse et où le constat se satisfait de son impossible résolution. Scènes de la Vie Conjugale ferait presque peur. Difficile de se raccrocher à quelque "prêt-à-penser" critique quand le décor se limite à un canapé ou un lit. Difficile d’interpréter un chaos des sentiments quand celui-ci, vierge d’artifice visuel, occupe tout le cadre et son au-delà. Difficile d’user de rhétoriques hasardeuses quand le sujet même du film est celui de la langue de bois. Condensé à partir d’un feuilleton en six épisodes de cinquante minutes qui connut un énorme succès d’audience en Suède, le long-métrage procède d’un entrelacs oral de concepts contradictoires sur les notions du Je et de l’Autre, d’un enchevêtrement d’assertions sur l’incommunicabilité, d’un nœud gordien d’introspections douloureuses. Aucune barrière didactique ne sépare plus les personnages de l’auteur, que son regard d’entomologiste n’empêche pas d’être partie prenante et parmi eux, pour ainsi dire entre lame et lamelle ; regard qui se maintient constamment au contact limite de l’épiderme en-deçà duquel il n’est plus possible de peindre que la face interne de l’enveloppe humaine ou ce qui est derrière l’œil de l’artiste. Le film se présente comme l’autopsie d’une rupture "arrangée", une éducation sentimentale à rebours, le compte-rendu d’un lent processus de renoncement, le récit d’un désapprentissage qui abandonne les protagonistes sur une table rase, au milieu d’une nuit cathartique mais dont on ne sait sur quelle espèce de matin elle peut déboucher. Seule certitude : les héros confrontent, apaisés, des solitudes désormais assumées et acceptent la venue de tous les fantômes.


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Ingmar Berman ne s’égare ni dans la philosophie ni dans la morale. S’il égratigne (sans la condamner) l’institution du mariage, il ne s’arrête pas à mi-course. La racine du mal est plus profonde. Seule citation explicite du film, cette phrase de Strindberg, son maître à penser : "Je ne sais rien de plus abominable qu’un homme et une femme qui se haïssent." Il assigne au verbe la place primordiale qui lui revient de droit sur scène. Rien de moins théâtral pourtant que cette œuvre où s’établit entre l’image et le texte, le montré et le dit, un phénomène de résonance qui est l’essence même du cinéma. Au quatuor funèbre de Cris et Chuchotements succède une sonate a due qui allie la rigueur contrapunctique de Bach à la suprême profondeur des dernières compositions de Mozart. Mais nul accent céleste ne vient transcender la musique. Le grand ménage métaphysique que le fils de pasteur avait entrepris dans Les Communiants est terminé. Le sermon du prêtre à la mort d’Agnès dans le film précédent n’était que l’ultime coup de balai. Et le diable n’a aucun lien avec le démon de midi qui frappe à la porte de Johan, professeur de psychologie appliquée, marié depuis dix ans et filant des jours (prétendument) heureux avec Marianne, avocate spécialisée dans les affaires de divorce. Au gré des différents éclairages qui ponctuent les six phases de la faillite de leur couple, l’objectif-scalpel dissèque, fourrage, taraude à pleine pâte humaine, sans anesthésie. Il saisit un huis-clos crûment intime où deux êtres tentent, sinon d’abolir leurs différences, du moins de partager leur pain quotidien. Seul instrument, la voix. Seule délimitation, le visage. Et pour donner substance, chair et sang à ces personnages dotés d’un rare coefficient de proximité, deux immenses comédiens qui se livrent avec une générosité, un instinct, une impudeur sans limites : Liv Ullmann, la muse éternelle du maître, le double de toutes ses femmes, et Erland Josephson, qui s’est imposé tardivement comme son plus fidèle alter ego.


Les deux premières séquences ouvrent le film comme une déchirure et suffisent à en banaliser le tracé. Dans cette manière d’introduire sur un sofa en velours vert Johan et Marianne, jetés en pâture à l’interview d’une journaliste, Ingres perce déjà sous Bergman. Voilà, esquissé en quelques traits nerveux et ramassés, l’univers de la social-démocratie scandinave, installé dans sa quiétude replète et vaguement suffisante. Une posture, un sourire de commande, le geste d’une main qui s’appuie sur une autre suffisent à suggérer la facticité des apparences. Puis vient le repas avec les amis. Verrerie de cristal et argenterie poinçonnée. Naufragés de l’enfer conjugal, Peter et Katarina ne se supportent plus. Toute chose dite, toute attitude leur est suspecte. Entre eux, il n’y a plus que le conflit. Au geste de Katarina lançant son verre à la figure de son mari répondra plus tard l’accès de brutalité fiévreuse de Johan envers Marianne, qui ne crèveront l’abcès que longtemps après leur séparation. Chaque chemin conduit à la même impasse. Le regard est bouché vers l’aval, ce qui rend à l’amont sa véritable mesure. La forme d’une vie est presque toujours définie par les déterminismes ataviques, la pression des circonstances. Et comme la mort d’un être vivant, la fin d’un amour ne va pas sans rémissions apparentes, sans cris, sans luttes, sans convulsions. Certes les problèmes de Johan et Marianne, archétypes de la bourgeoisie suédoise, n’ont rien à voir avec ceux des métallos de Saab. Mais la puissance de l’inconscient qui agit en sourdine n’est pas un privilège de classe. Refoulement, défoulement : voilà pour Bergman le nerf moteur des rapports humains. L’un conduit à l’autre, d’autant plus violemment que ce qui le suscite a été longtemps contenu. La scène où le couple met au point les formalités du divorce révèle ainsi la face cachée de l’iceberg. C’est le point culminant de l’orage. Les revendications affectives se nourrissent de complexes mal résolus. Ils expliquent tout autant la frigidité de Marianne, seule réponse possible à la perpétuelle agression de son environnement, que le besoin de détruire de Johan, conséquence probable d’insatisfactions artistiques mal assumées. Marianne se cachant sous une couverture, Johan se recroquevillant contre les marches d’un escalier, c’est le retour au refuge fœtal lorsque la réalité devient insupportable.


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Avec Bergman, l’étau se resserre chaque fois un peu plus : sur les peurs diffuses et les tourments réprimés, sur l’usure du temps qui corrompt les meilleures intentions, sur les rancœurs et les contentieux inavoués, sur les petits compromis et les lâchetés ordinaires détériorant les habitudes. Il stigmatise l’insidieuse déshumanisation induite par l’individualisme moderne, son exceptionnelle qualification à rendre les hommes inaptes à leur propre et commune condition. Le creux qui contamine les personnages est un vide de civilisation, dans la mesure où il découle des turbulences d’une société qui a fait évoluer ses mœurs sans démonter au préalable ses anciennes structures mentales. La greffe d’une nouvelle morale libérale et permissive, orientée vers la satisfaction de l’individu, sur un corps social d’essence puritaine, n’engendre que fausse conscience et mauvaise foi. Rien d’étonnant donc à ce que ces Scènes de la Vie Conjugale prennent la forme d’une psychanalyse sauvage, battant en brèche l’examen des comportements privés au bénéfice de ceux des profondeurs. L’accès à la personnalité autonome passe par l’acceptation de la souffrance, de l’insécurité et de la finitude, scandales que refusent les sociétés nanties pour avoir perdu l’habitude de les regarder quotidiennement en face. Car Johan et Marianne sont suffisamment lucides et intelligents pour accepter la fameuse leçon d’humilité socratique et admettre qu’ils ne savent rien d’eux-mêmes. Ils ont substitué à l’idée de bonheur celle d’authenticité, deux concepts résolument incompatibles chez l’auteur, dont le pessimisme plonge ses origines dans une tradition qui identifie la connaissance à une forme de damnation. La tentation affleure chez lui d’expliquer le malheur existentiel par l’impuissance de l’imaginaire à ancrer ses rêves dans le domaine de l’éternité, à endiguer l’érosion qui attaque ses créations à peine conçues. La mort installe ses demeures aussi dans les productions de l’esprit.


Reste un aspect crucial colorant en permanence la tessiture émotionnelle du film : l’empathie et la profonde tendresse que porte Bergman à ses protagonistes. Voilà pourquoi, dans cette histoire d’un long échec, d’une longue désespérance, on peut lire sans craindre le contresens un hymne mesuré aux pouvoirs souverains de l’amour. Obligée dès son enfance à lutter contre elle-même, Marianne s’est découvert une force insoupçonnée lorsqu’elle a été contrainte de lutter pour elle-même. Johann semble impressionné par cette faculté qu’il admire mais qui l’écrase. Et il trouve un terrain d’entente avec cette femme qui a su transgresser ses limites sans triompher ostensiblement. Entre la courbe ascendante de l’une, aliénée, culpabilisée mais sortie grandie d’une épreuve qui lui a permis de s’épanouir en s’émancipant, et la trajectoire descendante de l’autre, qui s’enfonce dans l’inquiétude et le désarroi et se trouve démuni devant la résistance des choses, le moyenne reste toujours étale et le couple jamais ne se disjoint. Toute honte bue, toute passion éteinte, ils finissent par se retrouver. La vérité n’est pas univoque, les motivations profondes de leurs actes leur échappent sans cesse. Sous la terre brûlée, les racines vivent encore. Et le temps, s’il blesse, peut aussi consolider. Au fond du tunnel pointent la lumière, l’accès à plus de franchise et moins de névrose. À gambader en pleine nature et découvrir fugitivement le charme nostalgique d’un cabanon d’été, la caméra soudain s’oxygène à pleins poumons. Johan et Marianne parviennent enfin à dialoguer. Vertu thérapeutique du psychodrame qu’à leur insu ils ont joué. C’est à la fois la fin de l’exigence d’absolu et l’absolu attachement à tout ce qui a existé et existe encore entre eux. Et même si le son insistant d’une corne de brume rappelle l’épaisseur des ténèbres qui les entourent, la dernière image est celle de leurs corps affectueusement enlacés : blottis l’un contre l’autre, ils peuvent ensemble écouter le silence de la nuit.


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le 20 sept. 2020

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