Il règne comme une atmosphère de distinction chez Lubitsch : les intérieurs sont fastes, ses occupants raffinés et un esprit supérieur flotte dans l’air, omniscient, prenant régulièrement la forme de répliques particulièrement bien frappées. On peut soupçonner l’européen cultivé qu’il est d’investir en quelque sorte son milieu naturel – les vieilles classes supérieures du continent à l’élégance en partie fantasmée – pour en extraire le pittoresque, les faux-semblants et faire rire un spectateur initié. Mais ce n’est pas là la raison de ce sentiment de distinction, voire d’élection, qui nous emplit devant ses films. Elle est plutôt à chercher dans la mécanique comique même (et le type de spectateur qu’elle crée), expliquée ainsi par Billy Wilder.
Dans ces situations narratives simples, cette technique du détour permet de focaliser l’attention du spectateur vers un élément tiers, pas seulement pour que le gag tombe de manière inattendue, mais surtout pour le pousser à appréhender la scène plus par le biais de l’entendement (où du comique est possible) que de la sensibilité (qui nous basculerait vers le drame). Au début de Sérénade à trois, on attend tous que les deux amis se rendent compte qu’ils courtisent la même femme. Nous ne le saurons qu’au moment où nous pensions regarder une scène où il n’est question que de la pièce écrite par l’un des deux, via ce détour génial par la tirade « Immorality can be fun … ». Concentrés sur le rôle qu’elle joue, nous nous désintéressons de la dynamique dramatique (sentiments intérieurs des deux protagonistes), pour rire plutôt de la mécanique sophistiquée par lequel l’évènement advient (la découverte qu’ils sont sur le même dossier).
Cette mécanique s’accommode d’autant plus du principe de concision extrême qui guide tous les films de Lubitsch. Pas seulement dans l’écriture en pointillés, pleine d’ellipses dans lesquelles s’immiscent les quiproquos ; mais dans la rigueur laconique des plans et des raccords censés déclencher les gags, permise par cette logique de fixation du récit et de la mise en scène sur l’enchaînement logique des évènements, qui peut se contenter, comme dans Haute pègre, d’un seul plan sur une montre à différentes heures qui nous renseigne malicieusement sur l’état d’avancement et de réussite du plan du protagoniste, là où il aurait sans doute fallu à un réalisateur lambda cinq scènes laborieuses. Ou alors, dans Sérénade à trois, il y a ce moment du film où nous attendons que les personnages comprennent, comme nous, que leur amante commune va les quitter. Un seul raccord sur les deux en train de trinquer un verre de whisky (élément tiers), qui succède à un enchaînement de plans tout aussi brefs, nous dit que les deux désormais savent et qu’ils sont passés de la dynamique de concurrents à celle de camarades de fortune.
C’est à ce titre que le reproche de désuétude me paraît superficiel, quand la plupart des comédies contemporaines sont assez loin d’être arrivées à cette sophistication et cette efficacité d’écriture et de mise en scène. De fait, le spectateur que fait de nous Lubitsch reste rare : ce détour comique permanent met constamment son intelligence à contribution. La condensation de ses récits qui en résulte donne l’impression de survoler, en quelques répliques et raccords, la condition humaine avec légèreté et nonchalance. Le cinéma de Lubitsch est une invitation continuelle à une communion des intelligences en compagnie de son auteur. Il s’en trouvera toujours, quel que soit l’époque, pour la refuser.