Aujourd’hui, j'ai décidé de vous parler de moi. Mais je vous rassure : pas exclusivement. Que les indécrottables misanthropes pensant qu'on allait parler ici de l'un de leurs dégoûtants semblables reviennent de suite : il sera aussi question d'un film. Mais commençons par le commencement.
Il était une fois, un soir du mois de septembre. Du 22 septembre de l'an de grâce deux mille seize, pour être précis. En ce jour, une créature onirique naviguait sur SensCritique ; en tombant sur son propre compte, elle se rendit compte avec horreur que sa dernière critique écrite sur cet honoré site internet datait du 30 mai (et vu le nombre de vues, il faut croire qu'elle n'avait pas intéressé grand'monde). Après une réflexion qui mobilisa toutes ses (innombrables) facultés intellectuelles, elle décida de remédier immédiatement à cette catastrophe. Restait à se demander de quelle façon. Et avec quoi.
Elle passa en revue les films qu'elle avait vu, les bandes dessinées et livres qu'elle avait littéralement dévorés (parmi lesquels quelques-uns avaient été régurgités). Sans compter bien sur, ceux face auxquels elle avait perdu l'appétit. En remontant dans son passé lointain, lorsqu'elle était jeune, fringante et naïve, elle eut une illumination qu'elle n'aurait jamais crue avoir, à propos d'un film dont la tête ne lui revenait pas (pour la bonne et simple raison que les films n'ont pas de tête, qu'alliez-vous donc imaginer enfin?) : Sherlock Holmes, de Guy Ritchie.
Sur ces bonnes paroles que les égoïstes (c'est-à-dire, « ceux qui ne pensent pas à moi » disait Sacha Guitry) expirent et se récompensent de leur patience : je vais parler dudit film. Veuillez admirer au passage la fluidité de notre transition.
Voilà un film qui ne fait pas exactement l'unanimité si l'on se fie à la pauvre moyenne des notes des critiques sensibles. Pour beaucoup, il s'agit d'une trahison pure et simple des écrits d'Arthur Conan Doyle. La voix du peuple coïncidant parfois avec celle des artisans de la pluie et des bons films, les critiques ne furent pas en reste: un journaliste qui a toute mon admiration, Laurent Dandrieu, ne s'est certes pas montré le moins virulent.
Moi-même, j'avoue avoir été désarçonné par mon premier visionnage : le fan de Sherlock Holmes n'admettait pas cette « trahison ». Le jeune garçon trouvait le tout trop terrifiant à son goût. Le chrétien voyait d'un mauvais œil cette allusion à l'ésotérisme, ce à quoi le rationaliste acquiesçait (pour une fois que les deux étaient d'accord). Sans oublier le cinéphile immature, pour qui le film était trop bavard, et pas assez rythmé.
Quatre ans, six mois, une suite et un re-visionnage plus tard, l'impression de toutes ses personnes changea. Celui qui les contenait toutes se rendit compte que le film possédait en fait ce qu'une adaptation digne de ce nom de Sherlock Holmes n'était pas assurée d'avoir : quelque chose d'unique. On est loin du chef d'œuvre, mais il y a du génie derrière la saleté.
Saleté ? Oui. Ce film est sale, en tout cas son décor. Pendant deux heures, nous serons plongés dans le Londres des années 1890, à la fin de l'époque victorienne. Un décor vivant, puant et salissant. En voyant le film, vous respirerez le doux parfum de l'haleine des ivrognes, marcherez dans la boue, échapperez à une ou deux tentatives de vol et en commettrez peut-être une vous-même. Je n'ai pas le souvenir d'avoir vu une meilleure représentation de Londres à cette époque, dans un film récent. Ce théâtre vivant confère au film une patte remarquable.
Un arrière-fond comme celui-ci se doit d'être convenablement filmé. D'où la présence bienvenue de Guy Ritchie. Ici, je m'aventure en territoire inconnu, étant donné que je n'ai vu que deux de ses films (celui-ci et... sa suite). Mais sa réalisation vaut le coup... d’œil (forcément). La caméra suit au plus près les acteurs, sans jamais oublier de nous montrer la ville, par de grands plans d'ensemble, où Londres nous apparaît sous son jour le plus grandiose... avant de revêtir sa parure la plus misérable. Les scènes de combat sont rythmées, mêlant l'humour à la tension (comme en témoigne cet affrontement entre Holmes et un géant de main), même si l’œil du spectateur, même onirique, a parfois du mal à suivre, et qu'il peut s'offusquer de la manière dont Holmes prévoit ses combats.
Je crains d'avoir épuisé toutes mes transitions. Il va falloir s'en passer. Passons donc en toute subtilité vers le scénario. Sherlock Holmes, c'est avant tout une histoire : l'enquête, le suspense, le mystère. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ici, c'est plutôt touffu. Le film prend son temps pour raconter une histoire, mais en profite pour explorer différentes voies, rendant l'histoire alambiquée à souhait.
Cependant, le scénario arrive remarquablement bien à allier l'humour le plus anglais avec le drame le moins sérieux. Dans des situations tendues, on trouve une situation cocasse et inversement.
Le duo formé par Robert Downey Junior et Jude Law est parfait, probablement le meilleur atout du film : tous deux pinces-sans-rire, imperturbables jusqu'à l'hilarité, ils se haïssent, mais sont inséparables. Entre Watson qui cherche à s'échapper de l'emprise de Holmes sur lui, et ce dernier qui tente d'empêcher (ou du moins de retarder) son mariage, on ne saurait départager l'un de l'autre sur le plan de la qualité du jeu d'acteur ou du résultat.
Tiens, une petite voix aussi inattendue que bienvenue pour une autre transition. Retranscrivons ses propos : Tu... n'a... pas encore parlé... de la... qualité... de l'adaptation... espèce d'abruti de...
Merci mémoire (oui, c'était bien elle, la coquine), ce sera tout. Réparons cet oubli.
Certes, on est dans un film d'action, ce qui n'est pas vraiment le style de Holmes. Mais enfin, était-il envisageable de faire un Sherlock Holmes, ce qui requiert un budget conséquent, sans caser un peu d'action afin d'être certain d'attirer un public pas trop demandant ? J'en doute fort.
D'autant que ce n'est pas incohérent avec le personnage de Holmes. Dans Une étude en rouge, sa première nouvelle, Watson mentionne sa grande maîtrise de la boxe et du combat de canne. Ou alors nous n'avons pas lu le même livre.
Et puis ce film a tenté quelque chose : plutôt que de montrer une affaire classique (ce qui n'aurait pas été judicieux, car pourquoi faire un film pour raconter une histoire vue et revue) ou une première enquête de Watson et Holmes (comme c'est le cas d'Une étude en rouge ou de Young Sherlock Holmes), Ritchie a choisi de s'intéresser à la fin du duo. Holmes est déjà un détective accompli et reconnu, Watson veut partir, tout le monde connait leurs exploits et les méthodes de Holmes. Alors on va confronter lesdites méthodes, qui accompagnent le rationalisme proverbial du détective londonien à ce qu'il ne semble pas capable de pouvoir résoudre. En cela, le film est une sorte d'adaptation spirituelle du Chien des Baskerville : on confronte Holmes à l'irréel, le rationalisme victorien à la fascination pour l'occulte qui l'accompagnait. En cela, le trop rare Mark Strong réussi particulièrement bien son interprétation de Lord Blackwood : sa seule présence, sa voix grave et calme intimide et glace. En le voyant, il ne fait aucun doute que ce magicien pourra peut-être mettre fin aux prétentions logiques de Holmes.
D'où un réel film « fantastique » au sens propre : un film où l'on ignore jusqu'à la fin si les événements surnaturels en sont bien ou s'ils sont « trafiqués ». Un film où de troublants détails semblent confirmer la thèse du surnaturel (comme le corbeau qui annonce la présence de Blackwood). Un film où les méthodes traditionnelles de Holmes semblent remises en question, et où sa compétence apparaît faillible. A fortiori lorsqu'on le confronte à la seule qui le tint en échec, Irene Adler, LA femme, à laquelle Rachel McAdams prête son apparente innocente, sa réelle beauté, et son charme auquel le spectateur masculin comme le détective, ne saurait être indifférent.
Ma mémoire s'énerve ; si j'ai bien compris, elle me demande de terminer. Eh bien terminons.
Il y a bien sur plusieurs défauts. À force de montrer le Londres de l'époque, on a parfois l'impression que Ritchie se complaît dans la fange. La musique, quoique bonne, est répétitive. Le scénario est souvent difficile à suivre. Et quelques facilités peuvent facilement être repérées (comme dans la scène où Sherlock Holmes devine les origines de Blackwood).
Reste que ce film ne mérite pas, à mes yeux, la manière dont il s'est fait qualifier par nombre de critiques amateurs et journalistiques. En ces temps où il pourrait sembler que tous les films de divertissement sont interchangeables aussi bien visuellement que scénaristiquement, voilà un film qui n'est peut-être pas totalement original, mais qui tente sincèrement de l'être, quitte à en rebuter certains. À voir au moins une fois, ne serait-ce que par amour pour le détective. Et si vous n'avez pas été convaincu, n'hésitez pas à retenter l'expérience, avant d'attaquer une suite encore meilleure, si c'est possible. Et qui sait ? Peut-être que le charme qui a fini par opérer sur la créature onirique, le fan de Sherlock Holmes, le jeune garçon, le chrétien, le rationaliste, le cinéphile immature et maintenant le critique pourrait bien finir par vous atteindre. Et vous pousser à votre tour, à écrire pour lui.
PS : je n'ai pas pu m'empêcher de parler de moi pendant cette critique. Que ceux qui en furent indignés n'hésitent pas à signaler leur mécontentement en appuyant sur le « oui » qui indique l'appréciation de cette critique. S'il leur plaît.
PPS : J'allais oublier (merci chère mémoire que j'aime tant malgré ton langage fleuri et aimable) : la VF est excellente.