Ce sont des séquences gravées dans le marbre du patrimoine cinématographique. La progression filmée en plongée verticale d’une voiture qui passe des feuillages automnaux au vert persistant des conifères, de l’étendue d’un lac à l’aridité des rochers puis aux neiges d’altitude, et qu’accompagnent les accords glaçants d’un Dies Irae funèbre. Des flots de sang qui se déversent au ralenti par les portes laquées d’un ascenseur et font valser des canapés de velours. Le balancement d’une hache assénant des coups fracassants sur une porte, cernée par des panoramiques rivés à son axe qui épousent son mouvement pendulaire. Un petit garçon roulant sur son tricycle au sein d’intérieurs déserts : le crissement lancinant des roues s’interrompt quand il passe du parquet au tapis, puis reprend. Isolé dans les Rocheuses du Colorado, au bout d’un sinueux lacis de routes escarpées qui domine un paysage reculé et solitaire, se dresse un imposant promontoire, vaisseau-fantôme échoué sur un glacier : l’hôtel Overlook. Les salons monumentaux et les grands halls aux ornementations Art déco y sont multiples, hiératiques, écrasants. La cuisine, colossale et suréquipée, a tout d’une jungle métallique. Quant à la Gold Room, la luxueuse salle de fêtes, elle semble sortir d’un roman de Fitzgerald. Partout règne un silence de mausolée. Vaste et mystérieux comme une pyramide, le bâtiment est totalement coupé du monde pendant la longue saison d’hiver. Du pain béni pour Jack Torrance, ex-enseignant engagé en tant que gardien, qui souhaite se consacrer à l’écriture. Il s’y installe avec pour seule compagnie sa femme Wendy et leur fils de cinq ans, Danny, medium pourvu du don extrasensoriel de voyance. C’est là, au croisement des labyrinthes, que Stanley Kubrick conduit le récit envoûtant de Shining, adapté du (formidable) best-seller de Stephen King. Une histoire en prismes faite de reflets obliques, de mises en abîme, d’obsessions et d’aberrations. Une parabole de l’épouvante absolue dont le thème central est le temps circulaire de l’éternel retour. On y trouve des ambiances de rêve qui se cristallisent et s’évanouissent tels les fondus-enchaînés de la mémoire, des travellings reptiliens, ondoyants et perfides, des damnés de la terre qui hurlent avec une masochiste volupté. L’angoisse est décuplée par l’utilisation bruitiste des morceaux de Bartók, Ligeti et Penderecki, dont les pizzicati et les glissandi ponctuent les errances spatio-psychiques de la famille Torrance. Et le spectateur de ressentir comme un tremblement de la raison devant la puissance démesurée des images, à l’instar de la dernière photo de bal prise à l’Overlook en 1921, oblitérant les conclusions prématurées et rassurantes qui pourraient émaner de logiques trop rationnelles.


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Tout est vestige dans ce pur chef-d’œuvre architectural qu’est Shining. Plus qu’une matière épaisse, la profondeur du passé qui les hante définit les êtres et les choses. Un réseau secret de sillons historiés nielle la demeure humaine. La reconnaissance des jalons n’indique plus qu’un pouvoir d’égarement halluciné. Interminables, symétriques, enchevêtrés, les corridors s’étirent et se croisent sans repérage topographique possible, leurs plafonds accentuant encore les lignes de fuite. Au bout du couloir, un autre couloir identique et perpendiculaire : lieu de rencontres tétanisantes (les sœurs jumelles au front bombé, immobiles, endimanchées en robes à volants) ou chemin du Minotaure (l’arrivée de Jack, régressant en gestes simiesques et se dirigeant vers le bar). La structure du décor et les mouvements d’appareil reproduisent la configuration tortueuse du dédale, se coupent selon des emblèmes géométriques que le montage ne cesse de redoubler. Ils édifient un espace clos, inextricable, d’où il est impossible de s’évader. Enfilade de miroirs ou procédé swiftien, on est tantôt géant, tantôt nain, suivant à qui l’on a affaire. Jouant avec de petites autos, comme s’il manipulait à distance le véhicule d’Halloran, Danny est en revanche miniaturisé dans la maquette examinée d’en haut par son géniteur. Si celui-ci est un instant pareil à un démiurge observant des insectes, il n’est d’abord qu’un point minuscule pour la caméra qui vole sur les ailes du démon. Métaphore immémoriale de la domination : Jack est la proie de forces qui le dépassent. Écrivain raté et dépressif, il tape à sa machine un roman sans issue qui n’en finit pas, qui n’existe pas et qui naît pourtant par la répétition saccadée, en de multiples variations typographiques, d’une seule et même phrase frappée ad libitum : All work and not play makes Jack a dull boy. Cette chaîne de mots enfantins parcourt, occupe, bloque les circonvolutions grises de son cerveau. Elle recueille la peur et se gonfle de la haine du médiocre, de l'anonyme, de l’aliéné, assujetti par le palace fermé sur ses fastes inutiles, où plus rien n'est fonctionnel, où plus rien n'est à sa place. Elle vient du temps des punitions et des lignes à copier, de plus loin encore : le temps de l’imaginaire, avant l’emprise du symbolique, avant que le troisième terme, le père, ne se soit imposé dans le système duel de la mère et de l’enfant. Le cliquetis-martèlement des touches, s’il fait écho aux battements de cœur survenant avec l’émergence des faits paranormaux, favorise surtout cette image caractéristique du film : l’homme seul qui travaille en dépit d’une réalité troublante et effrayante.


Car un monde total, fantasmé ou authentique, s’implante autour de lui, têtu comme un tableau posé sur son socle. Jack est celui qui regarde, de la même manière que Bowman, dans la chambre à coucher de 2001, se regardait et contemplait, par les yeux de son propre double expirant sur le lit, l’Univers. Il jouit d’un sentiment de possession illimitée, n’éprouve plus que la satisfaction de son désir et, au milieu de la salle majestueuse où il s’installe pour élaborer sa création, devient le metteur en scène illusoire d’un décor qu’il veut diriger. Construisant des trajets qui tous partent de lui et reviennent à lui, il pourrait être une espèce de Dieu (comme l’hôtel est une sorte de sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part). Un Dieu le Père, vengeur, castrateur, "maximum absolu", mesure de toute chose, traqué par les chimères qui n’arrivent pas à s’incarner sur sa feuille et bientôt incapable de refréner ses instincts. Parce qu’il ne s’accorde plus aucun répit à convoquer un texte qui ne vient pas, Jack le père, Jack l’époux, Jack le gardien, trois rôles jusqu’ici confondus, en engendrent un nouveau, négation des précédents : Jack the Dull Boy, qui pète les plombs et arpente l’Overlook une hache à la main. Mais peut-être que, souffrant d’un carabiné cabin fever, Jack a toujours été fou. Que son attitude posée du début n’a jamais été qu’une posture de marionnette. Tony/Danny, Jack the Dull Boy/Jack Torrance sont deux occurrences d’une hypothèse bien plus large : il y a constamment, dans Shining, quelqu’un (un petit garçon, un adulte trouble, une épouse malheureuse) que l’enfermement et l’isolement font sortir. Jack refoule, jusqu’au moment où, la coupe étant pleine, il se met sous sa pression interne à rouler des yeux. Il devient un être instable, névrotique, le père-ogre-loup qui veut dévorer son fils-petit Poucet-Chaperon rouge, et pour qui la matérialisation du cauchemar est moins la fameuse angoisse de la page blanche que le regard des siens sur son irrémédiable impuissance. Voilà pourquoi il est condamné à revivre le meurtre de sa famille qui s’est produit quelques années plus tôt. Le milieu photographique sert à magnétiser, à réactiver toutes sortes de hantises, de fantômes, de visions macabres (les fillettes déchiquetées, la femme dans la baignoire). À faire parler le Dull Boy, à faire parler Tony, à faire remonter le sang des Indiens dont le cimetière a servi de fondations. Ce qui jaillit, éclabousse, fait éclat (shining) existait à l’état latent bien avant que les héros n’investissent l’endroit maléfique. Il resurgit sous forme d’engrammes, de souvenirs reconnus, de traces mnésiques, signes d’une terreur presque sacrée, d’un cycle perpétuel qui joue le refrain de l’éternité. À jamais, à jamais…


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Les grands traumatismes sont toujours de quelque manière des anamnèses. Celle de Shining est suscitée par son tissu même, son contenu subliminal. L’enchâssement fantastique des différentes apparitions obéit à la mise en espace d’intérieurs dont la disposition s’agence autour de la durée de perception des personnages. Il établit un dispositif dramatique et scénographique d’autant plus impressionnant que le cinéaste fait le pari gagnant de terrifier en pleine lumière, car il sait que l’horreur n’est pas une question d’intensité visuelle ou sonore mais la résultante d’une construction cérébrale. Tantôt subjective, tantôt objective, elle est toujours éprouvée par l’un des trois protagonistes à l’exception des deux autres. Kubrick inscrit dans le cadre le même motif réitéré plusieurs fois selon la grosseur du plan, le fragment n’étant que la forme réduite et répétée d’une figure entière, celle d’une composition infinie — ainsi de la moquette navajo, qui représente une succession d’objets fractals. Tout renvoie finalement au locus proprius de la tragédie implacable qui se noue dans la cellule œdipienne père-mère-enfant. La famille est désignée comme une très mince surface d’affection lisse, prête à craquer à la moindre sollicitation, au moindre choc. Entre les différentes strates de cadavres sur lesquelles repose l’hôtel maudit (l’ossuaire enfoui depuis le siècle dernier, le massacre perpétué par Grady) se situe un blanc, quelque chose qui s’est passé dans les années vingt, cette époque que Jack regagne peu à peu, jusqu’à ce que le "I am home !" atrocement burlesque qu’il adresse à Wendy en venant la tuer acquiert sa véritable signification. La conclusion de 2001 introduisait à un monde d’Idées, fait pour être vu et inconciliable avec les œuvres écrites. Les entités illisibles provoquent ici le retour à la Caverne, à la "maison des viscères", à l’encéphale obsessionnel du lieu. Magnifique dans son imagerie, d’une suprême virtuosité formelle et stylistique, le huis-clos oppressant de Shining traduit une incoercible pulsion de mort. Et si Jack Nicholson, prodigieux, possédé, y trouve l’un de ses rôles les plus emblématiques en y déchaînant comme jamais son génie expressionniste, c’est parce que son rire sauvage résonne depuis l’ombilic des limbes.


D’extensions en extensions, de projections panoptiques en emboîtements centripètes, le film catalyse ainsi un arrière-monde où les évènements surnaturels excitent les penchants destructeurs, où les démons poussent à agir, où la pensée est motivée par une dialectique maladive. Ce labyrinthe intérieur, figuré en d’hypnotiques arabesques à la Steadicam, et ce labyrinthe extérieur, constitué de feuillages et de buis parfaitement taillés, catafalque de la pétrification finale de Jack gelé, couvert de givre, devenu le Cerbère de l’Overlook, favorisent l’émergence en dur d’un palais mental de la mémoire. Rarement, dans toute l’histoire du cinéma, mise en scène aura formalisé avec tant d’éloquence métaphysique les rapports d’interpénétration entre l’esprit et la matière. Rien de surprenant à ce que la frénésie interprétative provoquée par cet inépuisable bloc d’abstraction n’en finisse pas d’affoler les exégètes et les herméneutes (le documentaire Room 237 offre une bonne idée du phénomène). Les ultimes moments illustrent l’incessant, l’étincelant écartèlement des temps sur lequel se fonde son vertigineux paradoxe : la nuit dans la neige s’est ouverte sur l’idéal historique de Jack, son appartement Louis XVI à lui, ce 4 juillet spectral où il rejoint enfin ses personnages — jusqu’à en devenir un pour toujours. Le bar somptueux et irréel du salon d’or, la fête apocalyptique, l’onctueuse musique d’époque qui traîne dans les parages ne sont pas sans évoquer le Titanic et son naufrage. Mais ce n’est pas tant lui-même que le paradis perdu des roaring twenties qui vient définitivement sombrer là : l’épouvante évoquée, quelle que soit sa nature, est de toute évidence peu compatible avec le mythe de ces beaux jours révolus et avec l’idylle qu’ils peuvent par ailleurs représenter. Plutôt que d’ouvrir sur autrefois, la conclusion de Shining rappelle la mort, la violence, la peur comme le présent permanent de toute l’Histoire. Parvenue jusqu’aux couloirs funestes de l’hôtel, la douce familiarité des années folles s’avère n’être qu’un mirage parmi d’autres, pour s’effacer à son tour devant l’inquiétante étrangeté du monde.


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Trailer très réussi : https://lc.cx/DHXR_H

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le 30 mai 2021

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Thaddeus

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