"Pas réjouissant, mais tu ne trouveras pas mieux." C'est en ces mots qu'un homme "exilé" depuis longtemps à la ville présente son village à son fils lorsqu'il y retourne. Dans ces marais orientaux infinis habitent des Russes que la radio atteint à peine et que la Révolution ne concerne guère. On est dans la première moitié du siècle dernier et l'existence s'y résumerait presque aux saisons et à la forêt, s'il n'y avait pas la rumeur d'une terre maudite au-delà du marais - La Crinière du Diable -, ou bien l'étoile qu'un homme de la bourgade suit en taillant à lui seul une route à travers la taïga.
L'entre-deux-guerres amènera toutefois un curieux vent d'ouest. La Russie n'est plus la même, on ose plus souvent la parcourir de part en part et les isbas les plus isolées deviennent le foyer d'une conscience politique croissante. Puis vient la guerre, dont la nouvelle parvient cette fois au village après seulement trois semaines. "N'avait-on pas déjà battu les Allemands ?", se questionne-t-on en y envoyant les jeunes au nom de la Mère Patrie. Mais la dépopulation ne fait que commencer, et les souvenirs d'antan se perdent déjà : seuls le Grand-père de toujours (dont l'âge ne ploie sous aucune des générations qui se succèdent), ainsi que la Crinière du Diable gardent leur mystère.
Au sortir de la guerre, la Sibérie occidentale deviendra un lieu de crainte et de convoitise mêlées : on y exile les indésirables et l'on y envoie des travailleurs s'ajoutant à une population locale de plus en plus inquiète et négligée. La région qui fait trois fois la France deviendra-t-elle le vide-ordure moscovite ou représentera-t-elle au contraire le nouvel espoir d'une nation qui découvre qu'elle n'est pas seulement grande au figuré ? Ce Far East sera-t-il l'eldorado communiste ou l'endroit de sa déchéance ?
Les jeunes sont partis à la ville et en reviennent partagés. Devenus les représentants modernes d'une Union au sommet de sa puissance, mais ils sont impuissants à contrecarrer son projet d'exploiter les terres orientales sans une once d'humanité, finissant d'anéantir le rêve de ceux qui pouvaient passer leur vie à construire une route afin de poursuivre une étoile. Certains ont renié la patrie, car pour eux ce mot n'est plus synonyme de la Sibérie natale, mais de l'URSS contemporaine.
Ces générations d'hommes qui se suivent, souvent aveuglés par leur isolement, leur patriotisme, leurs idéaux ou leurs espoirs, sont les acteurs d'une transformation inattendue : celle d'une terre millénaire à laquelle le monde s'intéresse pour la toute première fois à grande échelle, rendant les petites bourgades sibériennes presqu'aussi informées et politisées que l'espace rural occidental à la même époque.
Kontchalovskiy s'intéresse aux hommes, mais son film non : ce dernier lui échappe en réalité, de la même manière que les secrets de la Crinière du Diable échappaient aux villageois. Regagnant au travers de cet envol un peu de son indépendance culturelle cryptique, la Sibérie redevient ce qu'elle a toujours été avant la ruée vers l'or noir : pas réjouissante, mais on ne trouvera pas mieux.
→ Quantième Art