Il était une foi en Amérique. Frappée de plein fouet par l’insoutenable, celle du pasteur Graham Hess a volé en éclats. Un soir funeste, au détour d’un virage, les yeux plongés dans ceux de son épouse mortellement percutée par une voiture. Depuis, il a renoncé à son ministère. Reconverti fermier et devenu agnostique endurci, il ne veut plus voir. Tout comme le jeune prodige de Sixième Sens souffrait d’une extralucidité morbide et l’antihéros d’Incassable de sa condition d’élu, l’ex-révérend sera pourtant contraint à la perception. Au forceps, car du mythe ancré dans l’hystérie collective (les marques ésotériques tatouant ses champs, augures d’une visitation hostile) émerge chaque jour une menace plus tangible. Une silhouette furtive transperçant la nuit, la brise qui se fait l’écho d’insondables murmures, un chien pantouflard métamorphosé en Cujo vindicatif, un babyphone crachotant les bribes d’un langage inconnu, le regard torve d’un agent militaire de recrutement exposant les étapes d’un plan d’invasion : les signes convergent, troublants, inquiétants, annonciateurs d’une récolte sanguinaire. Mais M. Night Shyamalan, adepte du minimalisme insidieux, aiguillonne sans jamais actionner le détonateur. Au premier niveau de lecture, redoutablement captivant, se superpose une interprétation autrement dérangeante. Graham érige en effet une barrière entre ce qui lui reste de famille et l’extérieur, symptôme d’un retrait malsain niant le deuil et repoussant l’étranger, qu’il soit un danger réel ou une main tendue. Dans la demeure transformée en fort assiégé, terreau de tous les fantasmes (la télévision comme seul lien avec le monde) et goulot d’étranglement où le clan attend presque sereinement la mort, l’espace de vie s’amenuise. Autant que par le crescendo claustrophobe emprunté à La Nuit des Morts-vivants, c’est à travers la résignation pétrifiante des héros que l’atmosphère de fin du monde englue dans sa toile jusqu’à l’asphyxie. L’Apocalypse ne saurait avoir visage plus effrayant que celui des créatures haineuses qui assaillent la maison mère. En repoussant toujours plus loin les bornes du hors champ, le cinéaste atteint une forme de triomphe dans la mise en scène de l’indicible. Et Signes de s’imposer avec une assurance souveraine comme le plus grand film fantastique de son époque — ce qui n’est pas rien, et même franchement énorme.


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Quarante ans auparavant, Hitchcock avait fait de Bodega Bay la tête de pont de la révolte des oiseaux attirés par la présence de la pécheresse Melanie Daniels. Fort du succès qui a répandu sur sa personne un encens pailleté d’or, le réalisateur natif de Pondichéry transforme quant à lui une bourgade tranquille de Pennsylvanie en site d’atterrissage pour extraterrestres belliqueux. Dans un cas comme dans l’autre, le même pari pascalien, magistralement activé : la croyance absolue dans les pouvoirs de la narration, imposant une identification pleine et entière aux protagonistes. Maître conteur revitalisant les formes anciennes du merveilleux, l’admirateur de Spielberg a compris que, depuis un certain 11 septembre, le cinéma se trouvait dans un "ground zero" fictionnel dont son film serait le premier état des lieux et surtout la première porte de sortie. De la guerre froide aux éructations patriotiques d’Independence Day, le motif de l’antagonisme alien relève d’un terrain ultra-labouré qu’il ne traite pas comme un prétexte à dissertation. Mais l’ancienneté même du genre a valeur de contraste avec son ambition de dépeindre à chaud la mentalité d’un pays retranché, terrifié, soumis à la contamination d’un virus représenté ad libitum dans une petite lucarne que son omniprésence finit par rendre suspecte et sujette à explications paranoïaques. La ferme est le point névralgique du dispositif spatial : reculée, entourée d’hectares de maïs constituant une épaisse frontière végétale avec la ville que les Hess pénètrent rarement. Au contraire du Village, animé par une logique centrifuge, Signes suit un mouvement centripète de réclusion. Pour se sécuriser, les personnages condamnent portes et fenêtres, s’enferment dans la cuisine puis dans la cave. L’espace enchâssé à l’intérieur du précédent devient toujours plus clos, archaïque, encore réduit par l’obscurité du sous-sol. C’est un endroit sans matière générant une peur primitive, tourneurienne. Shyamalan filme le repli paniqué d’une population attaquée (la famille Hess, communauté métonymique de la nation américaine elle-même agressée un an avant la sortie du film), se cachant dans les soubassements de son lieu de vie comme des lapins dans leur terrier. Et il exploite à merveille une progression dramatique dont la fonction est de conceptualiser graphiquement l’instinct de survie face à l’offensive de l’Autre.


Dans l’univers étrangement engourdi qu’instaure Signes, Dieu est mort en même temps que la femme et la mère. Disparition brutale qui laisse Morgan et Bo démunis, aspirant à retourner dans le cocon maternel. Car leur géniteur adopte une posture rationaliste face à la tragédie qui les affecte et exige d’eux un comportement d’adulte. Le film est régi d’un bout à l’autre par le point de vue enfantin, peut-être celui de Bo. Un geste de Morgan, qui pose sa main sur le visage de son père et le tourne vers le crop circle, installe d’emblée face à l’irruption de l’irrationnel. De ces figures géométriques tracées sur des superficies délirantes, calculables en centaines de mètres de diamètre, le réalisateur tire tout le profit esthétique possible. Le vert des épis envahit l’écran, comme une promesse que les envahisseurs finiront par l’emporter. Les scènes les plus oppressantes (courses nocturnes dans les champs, reportage sur une fête d’anniversaire au Brésil, avec en points d’orgue des surgissements quasi subliminaux aptes à purger des litres d’adrénaline) témoignent d’une maîtrise confondante du suspense qu’exhaussent encore les notes hermanniennes de James Newton Howard. Le moindre mouvement de caméra, le plus petit changement d’axe, la direction d’un regard ou la durée mathématique d’un plan concourent à l’incroyable puissance de persuasion de ce style rigoureusement méthodique. Par son climat rentré et immersif, sa lumière diaprée, la primauté qu’il accorde à la suggestion, son tissu spectaculaire épuré, presque rudimentaire dans son dénuement, le film évolue au sein d’un espace mental que la frugalité de la scénographie rend encore plus étouffant. Mais la grandeur du cinéma de Shyamalan tient d’abord à son caractère intimiste, à la finesse avec laquelle il fait jaillir la vérité du sentiment et l’intensité des liens qui unissent ses personnages. Lorsque, au plus fort de la tension, Graham raconte à Bo et Morgan les circonstances dans lesquelles ils sont venus au monde, c’est la cellule désunie qu’il cherche à refonder en prenant le temps de remonter aux origines. Devant l’évidence d’évènements auxquels il refuse de croire (superstition ou canular ? vessie ou lanterne ?), il lui faut se résigner, consentir à une donnée invraisemblable pour trouver de nouvelles ressources et sauver ce qui lui est le plus précieux. Le drame familial apparaît ainsi comme la matrice métaphorique de la parabole consistant à arpenter le chemin qui mène à leur juste distance un père et ses enfants. Le cinéaste conduit un récit initiatique motivé par la quête du savoir, de l’acceptation, de la réconciliation, de la résilience, de la place à trouver et tenir pour exister, celle assignée à chacun dans le grand mystère universel. Il plaide pour la croyance en un monde qu’ordonne le sens, autant par mysticisme que par une angoisse ontologique qu’il s’agit de conjurer.


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Son regard est d’autant plus précieux qu’il se nourrit d’une véritable inspiration poétique et se confronte à une expertise hors pair du monde et de ses images. La spiritualité méditative du propos ne contrevient cependant jamais à l’humour avec lequel est dépeint l’état catatonique et halluciné d’une humanité absorbée par l’écran cathodique ou en proie aux réflexes de préservation les plus ubuesques (les casques bricolés en aluminium avec antennes dont se coiffent Merrill et les enfants). Et c’est finalement via le reflet d’un téléviseur éteint que le cinéma reprend ses droits, fine couche translucide surgissant de la mémoire vive de ce qu’il avait diffusé. Contre la tendance à l’ironie post-moderne, la déflagration clinquante des procédés narratifs traditionnels, Shyamalan creuse les potentialités de la structure classique dans un arrangement d’incidents qui met en place les conflits, ménage les nœuds dramatiques, amène la crise, le climax et la résolution. Le dénouement prend chez lui la forme d’une révélation (le fameux twist ending, auquel il confère une portée existentielle inédite) invitant à la relecture des faits. Il convient de mettre en relation une série d’éléments isolés, épars et dépourvus de signification (les verres d’eau, la batte de base-ball au mur…). Cette association est toutefois condamnée si les signes ne sont pas animés par la foi. Tout film de Shyamalan pose implicitement cette question, qu’énoncera explicitement l’étudiante asiatique de La Jeune Fille de l’eau (et que ses détracteurs assimilent un peu vite à une ciné-mystique marinant dans le potage new age). La résurrection de Morgan a lieu en plein jour et non sous le petit soleil miniature décoratif se balançant dans la cuisine. Un plan en contre-plongée montre comme horizon, en haut des escaliers, un faux ciel troué d’étoiles et d’une lune. Mais cette sortie de l’enfer n’est qu’un leurre puisque les personnages auront encore à affronter au rez-de-chaussée la créature qui les avait épargnés avant de se retrouver in fine sains et saufs. L’interrogation du fils miraculé ("quelqu’un m’a sauvé ?") est aussi posée par le film ; même s’il oriente la réponse, il ne la formule pas à la place du spectateur et lui laisse le choix de supposer une intervention supérieure, les indices étant proposés mais la conclusion religieuse n’étant pas commandée. Pour l’auteur, la délivrance doit passer par l’expérience sensible, l’adhésion affective et la proximité de la peur, domaines où le cinéma reste le plus fort. Libre à chacun de jouer le jeu de la fiction le renvoyant à sa vie ou non : le doigt tendu par la fillette vers son frère est bien sûr une réminiscence d’E.T., une invitation au contact. N’est-ce pas le rôle d’un signe que de lancer un appel ? La dédicace finale à Bill Nisselson confirme in extremis, s’il en était encore besoin, que le film, pour illusoire qu’il soit, n’est pas non plus étranger au vivant, fût-il disparu.


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Thaddeus
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le 16 janv. 2022

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