Contrairement à la France, les États-Unis n’ont jamais coupé la tête à aucun roi. Mais en matière de décapitations, ils se sont rattrapés en littérature avec La Légende de Sleepy Hollow de Washington Irving, que les Américains en culottes courtes lisent, blottis sous les draps, comme on lit chez nous Le Petit Chaperon Rouge. C’est à Tim Burton, praticien échevelé des songes, nautonier funèbre voguant avec brio sur les eaux épaisses de l’inconscient collectif, qu’il est naturellement revenu d’invoquer la créature acéphale ayant fait frissonner tant de générations. Notre homme a compris que la peur ne se satisfait pas des quelques galops à éclipses d’un revenant vindicatif, surgi d’outre-tombe pour mouliner de l’épée et faire rouler les têtes à seule fin de récupérer la sienne. L’effroi est un compagnon exigeant, gourmand, qui se fatigue si on ne le nourrit, comme son rival l’amour, d’une ambiance, d’un décor, de ces mille petits ingrédients soigneusement choisis que le cinéaste, avec la minutie d’un orfèvre, prend grand plaisir à aligner : landes noyées dans le brouillard, vieux cimetières sinistres, maisons de bois aux volets grinçants, peaux outrageusement blafardes des acteurs pourvus toutefois d’une raisonnable réserve d’hémoglobine. Créant de troublantes et splendides images, il exploite toutes les ressources de l’artificiel, du fabriqué, des toiles peintes, des fausses perspectives, des extérieurs reconstitués en studio. Sa caméra frôle, froisse et dépasse le monde ordinaire, perçu comme à travers les mirettes d’un éternel enfant jamais rassasié de trou(va)illes poétiques. Sleepy Hollow offre à lui seul une visite guidée au musée de ces très gothiques films anglais des années soixante, produits par la Hammer et dévorés par l’auteur durant sa jeunesse. Il joue le jeu du Grand-Guignol, du gore extravagant, des foudroyantes cavalcades nocturnes. Et tout cela au premier degré, sans sourire malin aux lèvres, sans ces effets de distanciation qui auraient transformé la princesse en crapaud, le conte macabre en farce injurieuse. Burton aime trop le genre pour s’autoriser pareille profanation de son sanctuaire.


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C’est donc l’histoire d’un serial killer sans tête qui brandit son glaive vengeur et sème la terreur au sein d’une lugubre bourgade reculée de la Nouvelle-Angleterre, en l’an de grâce 1799. Lancé sur son destrier d’ébène, écumante et infernale monture, il repeuple la terre d’une cohorte à cette effigie qui lui a été dérobée. Ses attaques foudroyantes se fondent sur la puissance magnétique d’un regard aboli, d’un visage introuvable. Voilà qui, traversant les âges depuis les Grecs devant la Gorgone, parle des représentations tête vide, reflet tronqué, épouvantail intime que l’on place en vigie pour conjurer ce qui n’a encore ni nom ni forme. Les cuivres de Danny Elfman font entendre leur hurlement révulsé, les arbres ressemblent à des organes calcinés dont les silhouettes inquiétantes se tordent de douleur vers des cieux d’orage, les animaux entrent en résonance avec la vapeur des marécages, et la savante ordonnance des plans se parfond en une pâte mercurielle mêlant Murnau et Bava, avec des remontées d’huiles Ed Wood. Soit une véritable nuit de Walpurgis formelle où, en toute majesté plastique, les catégories du sens commun sont secouées et fracassées, avant le retour à la case départ. En confiant l’investigation à Ichabod Crane, jeune commissaire de police cartésien, pointilleux, vite dressé sur ses ergots et adepte des méthodes déductives de la nouvelle maréchaussée, Burton organise un tissu d’épreuves, d’apprentissages et de décryptage d’un monde plus complexe qu’il n’y paraît. Comment agit un personnage obsédé par son cerveau face à des victimes et un assassin sans tête ? Il dissèque les cadavres, s’évanouit à la seule vue d’une araignée, refuse de donner crédit à ce qu’il considère comme des superstitions puis, vaincu par les évènements, se laisse porter par l’imaginaire des autres, avant de laisser le sien s’exprimer. Juste une question d’ombres et de lumières, de gouttes de cire ou de gouttes de sang. Le cavalier maléfique jaillit de nulle part. Une tête vole. Il disparaît aussitôt en l’emportant comme un trophée, aussi invulnérable que le diable en personne. Dans son sillage, Burton feint de filmer l’horreur mais n'oublie jamais d’y insinuer le soupçon d’ironie, la virgule visuelle insolite qui peut tout changer. Il invente un entre-deux subtil où l’épouvante s’imprègne d’un grotesque d’autant plus décadent qu’il ne s’y attarde pas.


Mais l’apport le plus original du film est de proposer en quelque sorte l’équivalent des travaux entrepris par Propp dans Morphologie du Conte et par Roland Barthes dans Mythologies. Sleepy Hollow constitue l’archétype de ces communautés closes sur elles-mêmes, à l’atmosphère rendue irrespirable par l’obscurantisme et l’hypocrisie, où le marginal, l’étranger, le déviant par rapport à la règle est banni, où le déroulement chronologique semble avoir été remplacé par une conception cyclique du temps. Sans doute faut-il chercher du côté des notables les pistes qui mènent à la solution de l’énigme. Peut-être même faut-il envisager un complot ourdi par ces hommes satisfaits, avides, égoïstes, jugeant l’intrus à l’aune de son arrogance et de ses certitudes assénées. Mais à mesure que le héros perd pied, son enquête importe moins que son désarroi devant l’inconnu puis son obstination maladroite à le comprendre. Son parcours initiatique est celui de la rationalité confrontée au surnaturel. De scientifique obtus, il devient un passeur qui doit se salir les mains, remonter le passé de la localité, et le sien, pour lui rendre sa quiétude et retrouver l’unité de son être. Les blessures secrètes de ce proto-Sherlock Holmes désarçonné se dévoilent au fil de flashbacks récurrents qui sont autant de cauchemars enluminés. Burton, surtout quand il est relayé par le talent arachnéen de Johnny Depp, aime à mettre en scène la tragédie du naïf. Chez lui le monstre n’est pas celui qui de prime abord s’affiche comme tel. Limier sceptique, Ichabod est le seul à ne pas croire en la réalité du fantôme car pour progresser il a besoin de rompre définitivement avec le mystère des origines, au risque d’une amputation fatale. Il nie l’évidence : sa mère, accusée à tort de sorcellerie, prétend-il, a été tuée par son propre père. Si elle n’était pas sorcière, au moins était-elle une fée associée à la Nature. Ne la voit-on pas s’envoler en tourbillonnant au milieu des pétales, dans une clairière boisée et tapissée de fleurs ?


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En Lady Van Tassel se réincarne cette figure à la fois chérie et abjurée, détentrice, à travers ses pouvoirs magiques, d’un savoir occulte qui échappe à Ichabod. Lorsque celui-ci la surprend en pleine fornication avec un ecclésiastique (état qui renvoie à son propre géniteur), il revit une scène primitive. Mère de substitution, elle se mue en furie acharnée à décapiter tout le monde, c’est-à-dire à tronquer le siège de la raison. Le film multiplie autour d’elle les motifs d’une maternité brutale et sanglante : le corps de la veuve Winship qui recèle le cadavre d’un bébé, l’hallucinant arbre aux morts dont les entrailles torturées accouchent du terrible cavalier. Mais le détective reconnaît aussi sa mère en la préraphaélite Katrina, qui exécute les mêmes gestes que dans ses rêves, trace les mêmes signes dans les cendres, psalmodie les mêmes incantations, l’accueille tendrement dans son giron. L’emploi du thaumatrope, ancêtre du cinématographe, marque l’affleurement du refoulé et vient symptomatiquement ponctuer l’intrigue qui vise l’expulsion du traumatisme et la libération du protagoniste. En montrant ce jouet optique à la jeune femme, Ichabod lui explique que la vérité ne réside pas toujours dans les apparences. Personne n’a attendu Burton pour s’accommoder d’un tel axiome mais l’assertion prend chez lui une signification particulière. Ses films remontent toujours plus loin dans l’histoire du septième art. Pee Wee rendait hommage aux bikers movies des années cinquante ; Batman, le Défi renouait avec l’expressionnisme allemand des années vingt ; Sleepy Hollow multiplie les renvois au théâtre d’ombres et à la lanterne magique (un épisode lui fait explicitement référence, en plus de démarquer La Vallée de Peur de Raoul Walsh) et se situe au point zéro, lorsque la rotation d’un disque tendu entre deux fils suffit à imprimer sur la rétine l’illusion du mouvement.


On connaît la capacité innée des Américains à tout convertir en histoires (de cinéma), à commencer par la leur. Burton emboîte le pas en dépeignant un village puritain, quasi incestueux, animé de croyances étranges et livré aux plus insidieuses violences physiques et morales. Habité par les descendants de colons hollandais (New York s’appela d’abord New Amsterdam), il semble synthétiser l’Amérique des fondateurs et des pionniers. À l’instar du Pingouin tapi au fond de son souterrain dans Batman, le Défi, Lady Van Tassel a libéré les forces obscures. Sa personnalité déchirée (n’a-t-elle pas une sœur jumelle ?) reflète l’image ambigüe d’un pays entier. Le cavalier étant un mercenaire sanguinaire qui combattit du côté des Anglais pendant la guerre d’Indépendance, c’est comme si le spectre du roi George III se matérialisait et, telle la statue du Commandeur, revenait se venger. Mais si l’officier prussien a pu passer pour un vampire ou un ogre auprès des insurgés, c’est sur le massacre des Indiens que s’édifiera réellement la jeune république, d’où la fondamentale schizophrénie du peuple américain qui de victime est devenu bourreau et s’est empressé de dissimuler les traces de son crime. Aussi n’est-il pas fortuit que, dans les racines et les branches qui engendrent ce fléau, le sang ait remplacé la sève, et qu’Ichabod s’en trouve éclaboussé lorsqu’il cherche à les inspecter. Quand il retourne à la grande ville au bras de Katrina, on voit une jeune nation qui, telle Rome après le rapt des Sabines, inaugure une ère résolument moderne. Entre les ténèbres du début et l’éclat dégagé par la pimpante métropole lors du finale, l’Amérique est sortie du Moyen Âge pour affronter un nouveau siècle. Dans l’intervalle, la beauté foisonnante d’un espace de narration se sera libérée, comme si les reconstitutions mentales, plutôt que de demeurer l’exercice des psychanalystes, étaient prises en main (et en regard) par les analysants, par ceux qui pensent avoir perdu la tête et veulent la retrouver sans avoir à se masquer. Sleepy Hollow, soit le "vallon endormi". Il faut en conclure que Tim Burton est notre dormeur du val.


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Thaddeus
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le 14 juil. 2024

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