Fin 2004, Bong Joon-Ho, talentueux cinéaste sud-coréen, en a terminé avec son deuxième film, le polar Memories of Murder. Alors qu’il s’attelle à sa prochaine réalisation, The Host, l’érudit metteur en scène prend l’habitude d’occuper son temps libre à la boutique des bandes dessinées du quartier de Hongik à Séoul. Bien que ses envies le mènent plus régulièrement vers les comics ou les mangas, c’est vers une BD franco-belge que se dirige ce grand bouquiniste. "Le Transperceneige", découvre t-il, ambitieuse bande-dessinée SF de trois tomes datant de 1984. Le sud-coréen avale les pages et tombe littéralement sous le charme de cette histoire de train, dont il avoue le fantasme. "Quand je l’ai ouvert, j’ai découvert qu’il s’agissait de l’histoire d’un train. Or, je suis littéralement obsédé par les trains (…) c’est un espace confiné, un lieu qui représente un challenge en termes de mise en scène. (…) Le Transperceneige m’apparaissait comme une œuvre qui m’était destinée. Un geste du destin, un film né du hasard."

À l’entendre, il nous convaincrait presque de sa bonne foi. La rencontre fortuite entre une œuvre franco-belge et un cinéaste sud-coréen amuse autant qu’il stupéfait, ces deux là semblent avoir été faits pour se trouver. Non seulement parce que Bong Joon-Ho est un bon réalisateur, mais parce que le récit écrit par Jacques Lob, scénariste de la BD, se confond parfaitement avec son cinéma. Les deux hommes ne se connaissent pourtant pas, Lob étant mort en 90, mais n’empêche pas Bong de tomber amoureux des thèmes et des idées imaginées par le scénariste français. «Ce train m’a bluffé. C’est une sorte d’Arche de Noé.»

Une Arche de Noé, le terme, plutôt bien choisi, ne vient pas de nulle part. Le cinéaste, fervent écologiste, explorera à sa façon le sujet dans le fantastique et horrifique The Host. Le Transperceneige, interminable train tournant inlassablement autour de la terre, tient sa raison d’être d’un désastre environnemental bien connu : le réchauffement climatique. Le gouvernement inventé par Lob et mise en scène par Bong Joon-Ho y trouve une solution miracle : refroidir l’atmosphère par une tentative de géo-ingénierie. L’opération échoue et plonge l’humanité toute entière au seuil d’une nouvelle ère glaciaire. Les survivants trouvent immédiatement refuge dans ce lieu de fortune qui, à l’image de l’humanité perdue, recèle une hiérarchie déterminée et un fonctionnement de classes qui ne laisse aucun espoir aux moins démunis, tous regroupés dans le wagon de queue.

Cette histoire, merveilleuse, nous en apprend plus sur la fascination qui a motivé son lecteur à l’adapter sur grand écran. Allégorique, complexe, à plusieurs lectures, le scénario de Lob, ré-écrit par Bong pour s’adapter aux deux heures de métrage, possède une richesse incroyable au-quelle le sud-coréen fait grand honneur. «Je suis absolument fan de ce film, [...] c’est bien meilleur que ce que j’aurais pu imaginer.» confie même Jean-Marc Rochette, le dessinateur de la BD originelle. On comprend son enthousiasme car disons le clairement : Snowpiercer est un film stupéfiant à bien des niveaux.

Puis-qu’au delà de sa miraculeuse naissance, cette adaptation cinématographique a relevé de la prouesse technique. Confrontées à un choc des cultures rendu indispensable à l’ambitieuse production du film (40 millions de $, du jamais vu dans l’histoire du cinéma coréen) les équipes techniques, pour le moins cosmopolites, ont dû s’apprivoiser et faire connaissance avec les horaires de travail réglementés (pas plus de 12 heures sur une journée de 24h par personne) que ne connaissaient pas les équipe coréennes, habituellement plus souples. Une alliance des communautés, miroir total du scénario, indispensable à la laborieuse fabrication du train, nécessitant la construction de presque 26 fourgons puis d’un cadran ferroviaire pouvant porter plus de 120 tonnes afin d’imiter les mouvements du train.

Le rendu rend hommage au graphisme de Rochette, dans ce que le Transperceneige a de plus esthétique, aussi bien en son intérieur qu’en son extérieur, où les paysages glaciers (on pense au Jour d’après d’Emmerich) sont d’une beauté à couper le souffle. Moins accueillants : les derniers wagons, paradigmes des classes sociales inférieures, nourries à la seule ration gélatineuse qu’on veut bien leur offrir (là, on pense au Soleil Vert de Fleischer) dans des conditions proches du misérable. C’est poisseux, sale, dégueulasse, à l’image de la vision qu’a eu Bong de cette adaptation qu’il a voulu crade, violente et désespérée. En dépit des conditions, un homme se lève et fomente l’implosion de cette pyramide sociale qu’il ne supporte plus : Curtis (Chris Evans, superbe), un écorché vif que seule la haine parvient encore à faire avancer. Derrière le combat qu’il mène, afin de parvenir aux wagons de tête, Curtis soulève des communautés toutes entières et pousse à l’insurrection. Désormais, chaque voiture est une étape de plus vers Wilford, l’énigmatique concepteur du train.

Il y a dans l’avancée de Curtis une progression par niveaux qui renvoie inévitablement au jeu vidéo. Et malgré que Bong se soit inspiré d’une bande-dessinée, on peine à croire qu’il n’ait pas transmis un peu de cette culture dans son Transperceneige à la violence graphique et à l’esthétisme ultra léchée. De fait, son œuvre ne cesse de surprendre : chaque nouveau wagon est une intrigue supplémentaire, un renouveau dans la narration, un rythme dans l’intensité, un passage entre les genres (le burlesque n’hésitant pas à s’inviter au beau milieu de l’horreur). Chaque scène a son idée scénaristique, chaque avancée a sa proposition graphique, l’émerveillement est absolu devant le travail accompli sur les couleurs, les panoramas, la photographie et les jeux de lumières. Notamment par cette scène, sanguinolente, mais terriblement excitante, qui oppose Curtis et son groupe à une bande de brutes cagoulées armées de lourdes haches et de couteaux tranchants. Problème : le train arrive dans un tunnel et coupe le wagonnet de toute la lumière nécessaire à l’affrontement. À l’exception des mercenaires, venus avec leurs lunettes de vision nocturne. Pour s’en sortir, Curtis et ses hommes vont devoir utiliser l’arme la plus grégaire, première invention de l’humanité : le feu. Cet incroyable souffle de violence, ce massacre stylisé, génialement mise en scène, résume à lui seul l’ambition visuelle du cinéaste. C’est violemment sublime, optiquement amorale, éperdument jouissif.

Le Transperceneige est pourtant bien plus qu’un simple huit-clos d’action. Aussi nihiliste qu’elle puisse être, cette dystopie se singularise par sa grande intelligence puisée dans la formidable histoire écrite par Jacques Lob. Les thèmes évoqués pendant deux heures sont nombreux et offrent une réflexion pertinente sur ce qui fait et défait une civilisation. La révolution entamée par les nécessiteux du fond de train évoque les sombres périodes de l’histoire du monde. Anti-manichéen, le film met sur la table des questions puissantes sur l’équilibre d’une société, sur la place que chacun occupe en son sein, sur le rôle de l’éducation (dont une scène à l’école, glaçante), sur la façon dont la main et la tête coopèrent (là, on pense au Metropolis de Lang), métaphore du faible, représenté par Gilliam (John Hurt) en vieux sage fatigué, et du puissant, personnifié par Mason (Tilda Swinton, méconnaissable), incarnation du pouvoir et de la luxure. Si bien que le récit, qui n’a aucune pitié pour ses personnages, interroge sur le bienfait même du chaos et de son indispensabilité dans les mécanismes sociétaux. Peux t-on ignorer ce par quoi l’Homme a dû passer pour faire évoluer sa condition ? Est ce un bien nécessaire ? Doit-il continuer à en passer par là pour maintenir la balance de son organisation ? Une vision ne suffirait pas à saisir l’ensemble des thématiques conjuguées tout au long du film. Puis la fin, riche en révélations, achève avec brio ce voyage époustouflant dont on ressort estomaqué, sonné, K.O assis.

Avec le Transperceneige, Bong Joon-Ho signe une grande tragédie esthétique sur les fondements de l’être humain. Lui, l’agrégé de sociologie, assemble le génie de sa mise en scène, incontestable de maîtrise, à la profondeur philosophique des thèmes élaborés par l’inspiration d’origine. Benjamin Legrand, co-scénariste de la BD originale, conclut en résumant toute l’excitation que lui a procuré son adaptation : «Pour moi c’est l’adaptation rêvée. C’est à la fois le scénario de départ de Jacques Lob, le graphisme de Jean-Marc et ce que j’ai rajouté. Il y a tout dedans : la fable et un travail d’écriture, de mise en scène et de direction d’acteurs absolument hallucinant. Ça fait déjà 3 fois qu’on le voit, on va le revoir ce soir et je sais que ce sera avec un immense plaisir.» Attention, immense chef d’œuvre.
Nicolas_Chausso
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le 24 nov. 2013

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