Pas grand chose ne destinait Tarkovski à la science-fiction. Réalisateur soviétique, mais imbibé de culture biblique et orthodoxe, il venait de réaliser deux long-métrages historiques, L'Enfance d'Ivan et Andréï Roublev, en dix ans. Le choc qui l'amène à la science-fiction est 2001 : l'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick. Tarkovski avait du respect pour Kubrick avant 2001, il le classait parmi les meilleurs et les plus influents. Mais 2001, même s'il l'admire, lui reste en travers de la gorge. Plastique, flashy, matérialiste, pleins de bibelots et de gadgets, inhumains : il ne convient pas à la vision que Tarkovski se fait du cinéma. Le russe, avec sa pensée métaphysique et beaucoup moins de moyens que Kubrick, va y apporter une réponse sublime.
Tout commence par la nature. Des arbres, de l'eau, un grand jardin, des anémones. Au silence angoissant de l'espace chez Kubrick, Tarkovski répond d'entrée de jeu par le silence apaisant de la nature. Et ensuite, l'homme. Les scientifiques ne sont pas des singes savants, des machines semblables à HAL, comme dans 2001, mais bien des êtres humains, qui mangent, aiment, rêvent, contemplent et connaissent des angoisses. Solaris ne sera pas une aventure scientifique et impersonnelle, mais une aventure humaine, existentielle.
La trame est simple : l'humanité à découvert une planète, Solaris, qui constitue la plus grande question scientifique jamais posée. Constituée d'un océan mouvant et qui semble animé, doué d'une conscience, elle désintéresse cependant les scientifiques, qui pendant des dizaines d'années n'ont pas réussi à communiquer avec l'Océan. Après un message de la station en orbite autour de Solaris, les autorités décident cependant d'envoyer sur place Kris Kelvin, spécialiste de la planète, sur cette station qui ne compte plus que trois habitants.
Quand il arrive, le vaisseau est sale et mal rangé. La moquerie contre Kubrick est évidente : Tarkovski ne fait pas un film plastique et tape-à-l'oeil, montrant des fantasmes de perfection de l'avenir, mais un film humain, proche de nous. Dès son arrivée, Kelvin apprend qu'un des scientifiques s'est suicidé, que les deux autres présentent des symptômes de paranoïa aiguë, et qu'il y a à bord des personnes qui ne devraient pas y être. Dans sa chambre lui apparaît Kheri, sa femme morte depuis quelques années. Il comprend que la planète Solaris envoie à chacun des scientifiques une personne venant du passé, mais qui y devient bien réelle. C'est ainsi que communique l'Océan.
Alors commence le questionnement humain. L'homme face à son passé, face à ses angoisses, à ses regrets, à son amour, à lui-même. C'est le même questionnement que Tarkosvki développera avec plus d'acuité dans "Stalker", sept ans plus tard. La science-fiction permet aux auteurs de poser des questions de nouvelles manières, avec des éléments fantastiques, du rêve, ce qui crée une nouvelle approche, plus dérangeante mais, selon moi, plus puissante. Céder à son passé, à l'illusion et au rêve, ou revenir sur Terre (littéralement), dans le réel mais le regret ? Le personnage de Kelvin se débat, dans un grand vertige cinématographique. L'angoisse n'est plus celle de l'homme face à la machine comme chez Kubrick, mais celle de l'homme face à lui-même.
Un bijou inestimable, d'une puissance sans fond. Recueil d'images incroyables, de réflexions immenses, "Solaris" est une claque monumentale dans l'histoire du cinéma.
(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/solaris-andr%C3%A9%C3%AF-tarkovski)