Je ne sais plus qui est l'abruti qui a récemment déclaré : "je n'aime pas trop le terme pénibilité, parce ça sous-entend que le travail serait pénible !". Mais sans doute s'ouvrirait-il l'esprit (et peut-être également l'âme) à visionner ce dernier opus de Ken Loach. Parce qu'ici, le terme pénible, justement, est parfaitement approprié. Et que la dite pénibilité va aller jusqu'à se propager dans la vie personnelle et intime de ceux qui l'endurent.


Beaucoup moins de pathos dans ce dernier film de Loach que dans le précédent. L'émotion est rarement présente : c'est froid et anatomique. Une plongée dans la vie quotidienne d'une famille anglaise, de milieu populaire sans être à la rue, qui subit de plein fouet la précarisation du monde du travail. Précarisation que certains ont imposé politiquement, que d'autres relaient sur le terrain et pour laquelle les technologies numériques constituent un formidable outil de mise en oeuvre et de contrôle. C'est analysé jusque dans les moindres détails, disséqué au scalpel dirait le (vrai) critique cinématographique. Attention, pas de happy end, cette fois-ci : le film s'arrête, juste comme ça, sans que rien n'ait finalement bougé. Sans espoir ?


L'entreprenariat. Ce concept à la con dont on nous rebat les oreilles. Ricky, le père de famille, y croit et veut s'en sortir. Il va donc prendre une franchise pour une boite qui fait des livraisons. Il n'est pas salarié, mais travailleur indépendant. C'est du moins comme ça qu'on lui vend le truc. Sauf qu'en définitive, il va cumuler les inconvénients du salarié et de l'employeur, ce sans bénéficier des avantages ni de l'un, ni de l'autre. Et même si je ne connais pas bien le droit du travail britannique - soit dit en passant, je ne me fais guère d'illusion à ce sujet -, il est difficile - au regard du droit français - de considérer qu'il n'existe pas de lien de subordination entre lui et la boite de livraison pour laquelle il bosse. Un exemple parmi d'autres sur le statut pourri que récupère Ricky en s'engageant...dans l'entreprenariat.


Et, petit à petit, ce mode relationnel entre ce que de brillants économistes appelleraient sans doute des "agents économiques rationnels" va aller complétement pourrir sa vie personnelle, et, partant, celle de sa famille. Car, oui, cela les imprègne culturellement. Au moment où s'accumulent les difficultés pour la petite famille, il est symptomatique de voir que le réflexe de tous, parents comme enfants, est de chercher à déterminer - au cours de leurs engueulades - de qui tout cela est la faute. La responsabilité individuelle comme mode ultime de régulation sociale, youpi. Et bien évidemment, jamais au grand jamais, il ne leur viendra à l'idée de remettre en cause le système. Et, de plus, le film met bien en exergue la quasi disparition de la solidarité entre travailleurs. Sans espoir, disais-je plus haut ?


On est finalement, dans ce film, pas très loin d'un "Au nom de la terre" - un film soit dit en passant qui cartonne dans toute la France, sauf à Paris - dans la démonstration des ravages d'une société d'entrepreneurs sur la vie, pas seulement professionnelle, de tas de gens. Car, par construction, tous ne peuvent pas gagner. Et, du coup, les perdants prennent cher. Un coup, ce sera à la ville, comme ici, un coup, ce sera à la campagne. Mais les dégâts humains seront identiques. Edouard Bergeon et Ken Loach, dans des registres différents, nous parlent bien de la même chose.


Je conclue sur la récente réforme des indemnités de chômage, en vigueur depuis hier et dont chacun sait qu'elle va largement entamer les ressources des personnes les plus précaires. Serait-ce donc pour les inciter à marcher sur les traces de Ricky ? Voilà qui nous promettrait un avenir radieux, à n'en pas douter...

Marcus31
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le 2 nov. 2019

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