Hitchcock tourna "Soupçons" en 1941, un peu après "Rebecca" tourné en 1940. Les deux films ont en commun la même actrice principale qui est Joan Fontaine.
Un deuxième point commun est le travail mental que subissent chacun des deux personnages féminins, Mrs de Winter et Lina Aysgarth, en fonction de leur interprétation d'une situation dont elles n'ont pas tous les éléments.
Là s'arrêtent les points communs car dans "Rebecca", Mrs de Winter pourra être complètement rassurée et comprendra le malentendu "mental" qu'elle a vécu tandis que dans "Soupçons", ce ne sera pas le cas.
Si Hitchcock avait pu faire le film "Soupçons" tel que prévu initialement, la fin de "Soupçons" était même tragique. En fait, suivant les exigences de la production, la fin restera ouverte et on peut supposer que les "soupçons" ne s'achèvent que temporairement jusqu'à la prochaine affaire ...
L'intrigue de "Soupçons" est assez simple : une jeune fille fortunée, Lina, apprenant que ses parents la considèrent déjà comme une future vieille fille, va se marier par bravade à un beau play-boy , grand séducteur, Johnny Aysgarth, qu'elle croit (forcément) riche. Se rendant compte qu'il vit très largement au-dessus de ses moyens et au crochet de bien des gens et qu'il est, de surcroît, un joueur, elle commence à s'inquiéter du mode de vie puis, peu à peu, au fur et à mesure des éléments factuels qui lui sont servis , se laisse envahir par une angoisse, s'imaginant même qu'il en veut à sa vie.
Ce qui est intéressant dans ce film est la construction et la mise en scène grandissante de cette angoisse, en parallèle de l'amour sincère qu'elle continue de lui porter. La crédibilité du film d'ailleurs joue sur ce paradoxe car s'il n'y avait pas ou plus d'amour, il n'y aurait évidemment plus d'angoisse.
D'ailleurs, on peut se poser la question pourquoi Lina continue d'être amoureuse et prête à pardonner ou à croire aux mensonges de son mari. Je pense que la réponse est encore dans le jeu de Joan Fontaine, décidément très bon, où, par orgueil, parce qu'elle a réussi à décrocher l'homme que toutes les femmes lui envient et que Johnny sait rester charmeur, il n'est pas question de renoncer. Et même, le spectateur peut aussi s'interroger sur la valeur de cet amour qu'on sent bien un peu à sens unique et que Lina (Joan Fontaine) refuse intérieurement de remettre en question. Une preuve ? C'est qu'elle utilise de moins en moins ses lunettes au fur et à mesure de l'avancement du film ; au début dans la scène du train, elle porte ses lunettes et n'est visiblement pas convaincue par l'énergumène qui fait son numéro face au contrôleur. Puis peu à peu, elle a moins besoin de voir ou ne veut plus voir ...
Tout ça pour dire que le film se focalise sur le personnage de Joan Fontaine qui assure avec un grand talent son personnage en définitive assez complexe où elle passe d'un rôle de future vieille fille (binoclarde et mal peignée) à la femme du monde "libérée" très à l'aise en passant par l'épouse qui perd peu à peu sa naïveté devant la personnalité (perverse ?) (joueuse ?) (charmante ?) de son mari.
Je comprends parfaitement qu'on puisse ne pas aimer le sujet du film à cause du personnage (magnifiquement) joué par Cary Grant, un peu à contre-emploi qui est l'archétype de l'homme à fuir à toutes jambes pour une femme ... Particulièrement odieux et, quelque part, entrant dans la catégorie des prédateurs, son charme et son allure sont tout-à-fait fascinants.
Hitchcock récidivera quelques années plus tard dans "l'ombre d'un doute" avec un Joseph Cotten plus cauteleux et encore plus vicieux.
A noter l'excellent personnage de l'ami truculent et un peu candide joué par Nigel Bruce qui était présent aussi dans "Rebecca" dans le rôle du beau-frère de M. de Winter. Ici, on peut aussi considérer qu'il est un équivalent masculin de Lina car complètement sous influence de Johnny qui l'utilise sans vergogne comme "caution" morale face à Lina.
"Soupçons" est un film sur la construction mentale de l'angoisse et de la spirale infernale mensonge - amour - angoisse.
J'aime bien ce film surtout pour le rôle de "victime" de Joan Fontaine, tombée comme un fruit mûr dans les filets de Cary Grant . Hitchcock décortique tous les ressorts victimaires du personnage joué par Joan Fontaine qui s'y prête à merveille. Elle a reçu un Oscar bien mérité pour son rôle.