Savez-vous ce que vous voulez vraiment ?

Stalker (1979) met en scène trois personnages : un guide (« stalker ») qui représente la foi et le besoin d’espoir à travers sa croyance en la puissance de la Zone et à l’existence de la Chambre des Désirs ; un écrivain représentant le désenchantement et le cynisme ; un scientifique qui incarne la rationalité, le doute et le désir de maîtrise. Ils entreprennent un voyage dans la Zone, une région mystérieuse et interdite où est censé se trouver la Chambre des Désirs, une pièce légendaire exauçant les motivations les plus profondes de ceux qui y entrent. Les obstacles physiques qu’ils rencontrent peuvent être vus comme des représentations des défis psychologiques qu’ils traversent. La possibilité de voir leurs désirs exaucés amène les personnages à mener une quête intérieure et à vivre une crise existentielle : ils réfléchissent au sens de leur vie et s'interrogent sur leurs motivations authentiques en se demandant non seulement ce qu'ils désirent, mais aussi pourquoi.

Cela renvoie au thème de l'absurde et à l'existentialisme dont je parle ici :

https://www.senscritique.com/film/la_femme_des_sables/critique/299945082


Nous pouvons délibérer, d’une part, à propos de différentes actions possibles (ex : rester boire un dernier verre ou rentrer chez moi) en fonction de nos motifs (ex : me faire des amis ou réussir mon examen de demain matin) mais aussi, d’autre part, à propos de ces motifs eux-mêmes. On peut se demander : Qu’est-ce que je souhaite vraiment dans la vie ? Quelles sont mes motivations profondes ?

On distingue généralement les motivations instrumentales et les motivations finales. Les désirs instrumentaux concernent ce que l’on veut en vue d’autre chose. Par exemple, si on me demande « pourquoi vas-tu travailler ? », je peux répondre « pour avoir de l’argent » mais cela n’est à son tour qu’un moyen en vue d’autre chose (plaisir de la jouissance de biens matériels, reconnaissance sociale, etc.). En remontant la chaîne de nos motivations, on tombe sur des désirs finaux qui portent sur ce que l’on désire en tant que tel et non pas seulement en vue d’autre chose.

Plus importante est la distinction entre le fait de faire ce que l’on veut et le fait de faire ce que l’on veut vraiment. On distingue ainsi les motivations qui ne font que nous traverser et qu’on perçoit comme étrangères et les motivations auxquelles on s’identifie et qui constituent le cœur de notre identité. Le drogué et le flemmard ne font pas ce qu’ils veulent vraiment s’ils succombent à des motivations qu’ils préféreraient ne pas avoir en ayant la sensation d’agir malgré eux et d'être les témoins passifs et impuissants de forces perçues comme étrangères.

Selon Harry Frankfurt, ce sont les méta-désirs qui constituent le cœur de notre identité. « Outre qu’ils ont des désirs, font des choix et sont motivés pour accomplir ceci ou cela, les êtres humains peuvent également désirer avoir (ou ne pas avoir) certains désirs et motifs. Ils peuvent désirer être différents de ce qu’ils sont quant à leurs préférences » Harry Frankfurt, « La liberté de la volonté et la notion de personne ». Faire ce que l’on veut vraiment, ce n’est pas simplement agir conformément à nos désirs, mais agir conformément aux désirs que l’on désire avoir. Ainsi, le drogué et le flemmard ne font généralement pas ce qu’ils veulent vraiment car leurs actions sont engendrées par des désirs de premier niveau qui ne sont pas confirmés par des désirs de second niveau (intempérance). De manière plus précise, il ne suffit pas d’agir en fonction d’un désir qu’on désir avoir, mais en fonction d’un désir qu’on désire avoir et concrétiser. Par exemple, un médecin peut avoir le désir d’avoir le désir de se droguer pour mieux comprendre ses patients sans désirer que ce désir soit effectif. S’il succombe à son désir de se droguer, il ne fait pas vraiment ce qu’il veut. Agir en fonction de désirs de second ordre qui constituent le cœur de notre identité, c’est agir en accord avec soi (libre arbitre comme auto-détermination).

Selon Chandra Sripada (dans une optique proche de Gary Watson), ce sont plutôt les attachements axiologiques qui constituent le cœur de notre identité. Nos motivations n’incluent pas que des désirs mais également des attachements axiologiques, c’est-à-dire des motivations qui portent sur des états du monde que l’on estime (ils peuvent être tournés vers soi ou vers autrui et l’extérieur). Faire ce que l’on veut vraiment, c’est traduire ses attachements axiologiques en action. Ex : manger sainement conformément à son attachement à son plaisir à long terme ; assister à une conférence sur l’esprit critique conformément à son attachement au fait d’être quelqu’un de rationnel ; rendre visite à un ami conformément à son attachement au fait d’avoir des liens sociaux solides ; s’engager dans une association (pauvreté, violence conjugale, exploitation animale, etc.) conformément à son attachement à la réduction de la souffrance sur Terre ; dénoncer la désinformation et les pratiques pseudo-scientifiques conformément à son attachement à la vérité générale (au fait qu’il y a plus de croyances vraies et moins de croyances fausses dans le monde). Le drogué et le flemmard ne font généralement pas ce qu’ils veulent vraiment car leurs actions sont engendrées par des désirs déconnectés de leurs attachements axiologiques (intempérance). Agir en fonction d’attachements axiologiques qui constituent le cœur de notre identité, c’est agir en accord avec soi (libre arbitre comme autodétermination).

Mais encore faut-il déjà identifier l'ensemble de ses attachements axiologiques formant un système axiologique hiérarchisé qui donne sens à ses actions.


Avant d’arriver dans la Chambre des Désirs, les trois personnages entrent dans une pièce déserte ne contenant que du sable, métaphore de leur propre esprit auquel ils doivent se confronter par l’introspection. Le vide évoque l’absence de signification préétablie, laissant chacun seul face à ses propres motivations. Leur réticence à entrer dans la Chambre des Désirs souligne la crainte de découvrir la superficialité de leurs aspirations ou des aspects sombres de leur personnalité généralement inconscients qu’ils préfèrent ignorer. On raconte qu’un ancien Stalker nommé Porcupine est entré dans la Chambre pour ressusciter son frère mais que son désir inconscient de richesse a été exaucé à la place, ce qui l'a conduit au désespoir et au suicide.


Le réalisateur laisse intentionnellement des éléments ouverts à l'interprétation des spectateurs, les invitant ainsi à leur donner sens par eux-mêmes. Il offre la vision d’un cinéma qui prend au sérieux son spectateur en tant que co-créateur de toute expérience esthétique véritable. En défiant les conventions narratives traditionnelles, il rejette le scénario-récit faisant du cinéma une simple forme de langage véhiculant un sens déjà constitué par des signifiants imposant des signifiés déterminés. Mais il se tient également à l'écart de la pure abstraction dépourvue de tout élément intelligible que serait une forme décorative sans contenu significatif flattant les sens sans rien vouloir dire. Entre ces deux écueils, l'œuvre d'art est constituée de signifiants qui suggèrent un horizon de signifiés qu'il appartient au spectateur de reconstruire mais aussi d'interpréter en fonction de ses expériences vécues et de ses grilles de lecture symboliques en évolution constante. En accompagnant les personnages dans leur voyage à la fois extérieur et intérieur, chacun verra ainsi ce qu’il est capable de voir, faisant alors l’expérience d’un film ennuyeux ou d’une profondeur captivante.


« Tout ce qui se trouve en dehors n'a qu'une influence indirecte. Aussi les mêmes circonstances, les mêmes événements extérieurs, affectent-ils chaque individu tout différemment, et, quoique placés dans un même milieu, chacun vit dans un monde différent. Car il n'a directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres sensations et des mouvements de sa propre volonté : les choses extérieures n'ont d'influence sur lui qu'en tant qu'elles déterminent ces phénomènes intérieurs. Le monde dans lequel chacun vit dépend de la façon de le concevoir, laquelle diffère pour chaque tête ; selon la nature des intelligences, il paraîtra pauvre, insipide et plat, ou riche, intéressant et important. […] [L]e même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours. [...]

Tout cela vient de ce que toute réalité […] se compose de deux moitiés, le sujet et l'objet [...]. À moitié objective identique, la subjective étant différente, ou réciproquement, la réalité actuelle sera tout autre ; la plus belle et la meilleure moitié objective, quand la subjective est obtuse, de mauvaise qualité, ne fournira jamais qu'une méchante réalité et actualité, semblable à une belle contrée vue par un mauvais temps ou réfléchie par une mauvaise chambre obscure. [...] Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience ; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel. […] Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote. […]

Un homme riche ainsi à l'intérieur ne demande au monde extérieur qu'un don négatif, à savoir […] pouvoir perfectionner et développer les facultés de son esprit et pour pouvoir jouir de ses richesses intérieures […]. C'est encore ce qu'entend Aristote quand il déclare que la vie la plus belle est celle du philosophe. […] L'activité incessante des pensées, leur jeu toujours renouvelé en présence des manifestations diverses du monde interne et externe, la puissance et la capacité de combinaisons toujours variées, placent une tête éminente, sauf les moments de fatigue, tout à fait en dehors de la portée de l'ennui. […]

L'individu placé à l'extrême opposé, dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à tout prix des passe-temps et de la société ; il s'accommodera de tout, ne fuyant rien que lui-même. C'est dans la solitude, là où chacun est réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu'il a par lui-même ; là, l'imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l'homme hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus déserte […] On le voit assez à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociétés et de conversations qu'ils recherchent, non moins qu'au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. C'est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe. […] Un jeune homme ainsi lancé dans le monde, riche en dehors, mais pauvre en dedans, s'efforce vainement de remplacer la richesse intérieure par l'extérieure ; il veut tout recevoir du dehors, semblable à ces vieillards qui cherchent à puiser de nouvelles forces dans l'haleine des jeunes filles » Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse de la vie.


Créée

le 2 déc. 2024

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Smashcut Stolz

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