Il y a quelques décennies de cela, le centre Pompidou avait consacré une exposition à la Vienne de la Belle époque et des Années folles, s’intéressant spécifiquement aux œuvres de Klimt. Son titre, Vienne 1880-1938 : l'apocalypse joyeuse, me semble aujourd’hui adéquat pour caractériser le dernier film de László Nemes, Sunset. La capitale de l’empire austro-hongrois a cependant laissé place à sa « soeur rivale », Budapest. Cette ville est le cœur de ce long-métrage, perçue depuis les yeux d’une protagoniste-spectatrice, Írisz. Un double-statut étrange qui annonce l’ambivalence de ce personnage : froid, distant, antipathique, incarnant simultanément une menace et un désespoir, miroir de la cité elle-même dans laquelle elle évolue. Balancée d’une partie à l’autre de la toile des conspirations qui émaillent ce début de siècle, Írisz n’est pas une protagoniste au sens où elle ne combat pas, elle est aspirée dans la valse macabre qui s’entame sur les compositions de Strauss. La véritable protagoniste est bien Budapest, sur laquelle s’ouvre le générique de début, motrice des pulsions et de ce tourbillon.
Jamais symphonique, cette peinture de la ville est effrayante et inspire perpétuellement la méfiance. Un labyrinthe gazeux et trouble qui demeurera un mystère, autant pour l’héroïne que le spectateur. Tous deux sont pourtant hypnotisés par ce dédale urbain et poussiéreux, morcelé par une intrigue nébuleuse qui permet de découvrir les beaux quartiers comme les faubourgs populaires. Comme cela était déjà le cas avec Le Fils de Saül, la caméra adopte le point de vue de l’ombre portée du personnage principal, le suivant dans ses déplacements au niveau de la nuque ou alors juste devant. Si le tour de force est ici répété, il est regrettable que Nemes sombre parfois dans de plats champs-contre-champs. Un découpage purement narratif détonnant avec l’histoire racontée qui marque par ces zones d’ombre et qui les fait passer pour des défauts. Dans Saül, le non-dit allait de pair avec cette proximité subjective, dérangeante et saisissante auprès des Sonderkommandos. Ici, le non-dit subsiste, mais on lui assigne une toile narrative créant cet entre-deux mis en avant par ces procédés de mise en scène.
Trouvant ses limites, la maîtrise du cinéaste se heurte également à des multiples longueurs, le film étant particulièrement lent. Si cela permet d’ancrer une atmosphère pesante au début du long-métrage, les successives couches et pistes d’intrigue, ne débouchant sur rien si ce n’est sur des errements, conduisent parfois à l’ennui un public égaré. Un faux pas bien dommage face à l’ambition d’une telle œuvre et ses réussites. Car cette peinture d’un crépuscule n’en demeure pas moins une prouesse plastique. Ainsi, ces plans à hauteur de nuque frappent par les sensations qu’ils provoquent, en particulier quand l’action s’accélère, plongeant le spectateur dans un cyclone infernal. Les mouvements de foules consacrent cette noirceur haletante, fascinante et hypnotique par sa dimension apocalyptique. Plus qu’une fin de monde, c’est la révélation de ses secrets qui domine, constituant la seule motivation de groupuscules dont l’idéologie reste incertaine. Probablement anarchistes, cette organisation est à l’image du reste de l’intrigue : trouble, le spectateur étant, comme Írisz elle-même, appelé à combler l’implicite.
L’actrice principale, Juli Jakab, ensorcèle par son jeu épuré et froid, est une parfaite cavalière pour ce bal. Avec ses traits marqués et ses nombreux silences, elle incarne un idéal du cinéma muet, jouant de son visage pour transmettre son désespoir et ses sensations. Très tôt dans la diégèse, mention est faite de ses yeux ; ces derniers sont en effet particulièrement magnétiques, et Nemes multiplie les plans les plaçant au centre du cadre, donnant tout un poids au prénom de son héroïne. C’est ce regard glacial et souvent hagard qui contemple cette apocalypse joyeuse. Si les scènes de fête sont légions, elles cachent cependant à chaque fois un revers ténébreux, expliquant une mise en scène uniforme, conspirations et réjouissances n’étant jamais contrastées. Cela donne une tonalité particulière à cette fin du monde, anxiogène et brulante. Le lien avec Klimt n’est d’ailleurs pas surprenant, tant les couleurs chaudes dominent les deux œuvres, allant du jaune à l’or en passant par le orange, leur conférant un sentiment d’été et, simultanément, d’étrangeté. Cependant, contrairement à ces peintures, les personnages féminins ne sont pas ici de vénéneuses dominatrices, mais au contraire de multiples victimes, symbolisant cette innocence sacrifiée et mutilée par le mal rampant au sein de cette société corrompue.
Inégal sur de nombreux aspects, Sunset souffre de sa propre incertitude. À force d’hésiter entre tisser une intrigue autour d’Írisz et de faire de cette dernière une spectatrice d’un monde sur le point de s’écrouler, le réalisateur ne sait plus sur quel pied danser avec son scénario. Si tout avait été vu depuis l’œil de l’héroïne, une place au doute aurait été légitime, puisqu’il aurait été logique qu’elle ne soit pas au courant de tous les tenants et les aboutissants des complots. Mais en usant à de multiples reprises d’un découpage plus narratif, le metteur en scène transforme son flou artistique en un non-dit désagréable face aux longueurs. Néanmoins, le film propose quelque chose de bien plus puissant, dont l’ambition est à saluer en premier lieu. Nemes propose un grand moment de cinéma duquel le spectateur ne sort pas indemne, éprouvé, mais emporté par ce tourbillon envoûtant par ses pulsions cauchemardesques et grandissantes, jusqu’à l’explosion finale.