« Pourquoi tout le monde croit que le pire est déjà passé ? » Cette phrase, c’est Susie qui la prononce - jeune danseuse qui a fui l’Ohio pour intégrer une prestigieuse académie de danse à Berlin, en 1977, et qui découvre - puis rejoint - un complot diabolique pour rendre sa puissance à la fondatrice des lieux, une sorcière qui se nourrit de jeunes femmes.
Quand le Suspiria de Dario Argento, en 1977, évinçait tout contexte géopolitique pour resserrer son film autour d’un geste formel radical et psychédélique, Luca Guadagnino choisit de réinvestir l’espace de l’intrigue en la déplaçant à Berlin, pour en faire un lieu où l’Histoire se noue - les destins morbides de la « Bande à Baader », le fossé entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, le spectre de la Shoah - tout en convoquant un imaginaire esthétique mêlant maladroitement Fassbinder, Possession de Zulawski, Pina Bausch et féminisme occulte.
Ici, la trajectoire de Susie n’est plus le coeur du film - Guadagnino lui préfère les intrigues des enseignantes et l’enquête, vouée à l’échec, de Jozef Klemperer, un vieillard psychanalyste qui recueille les craintes des jeunes étudiantes de l’académie. Alors que, chez Argento, le psychanalyste n’occupait qu’un rôle mineur, Jozef Klemperer devient ici le vecteur de dévoilement - là où sa fonction était assurée par Susie dans le film original. Mais le film pâtit du déplacement de la fonction révélatrice d’un personnage à un autre : le vieux Klemperer n’a ni l’audace, ni la naïveté de Susie - il se contente d’accumuler des diagnostics à la pelle aux étudiantes qui lui confient leurs craintes. « Simulacre », « transfert », « confusion »… Le film énumère des concepts psychanalytiques sans pour autant nous laisser douter de l’existence des sorcières et de leur complot macabre. Chez Guadagnino, le trouble n’est plus permis - rien de ce que subit Susie n’est interrogé, chaque image étant strictement définie comme “vision métaphorique”, “cauchemar” ou réel de chair et d’os : le spectateur est assailli de séquences oniriques, de scènes horrifiques ou de révélations didactiques, toujours identifiées comme telles. La totale transparence de ce qui est montré érige la certitude comme seule posture possible face aux images.
De son prédécesseur, Suspiria ne garde finalement pas grand-chose, si ce n’est quelques gimmicks d’Argento (quelques zooms forcés, les soupirs incessants de la bande son…) et sa trame narrative, vite expédiée. Ce n’est pas le dévoilement du complot qui importe ici, mais la mise en scène d’un macabre chic. Guadagnino s’attache pourtant à rendre l’occulte “visible” : les quelques scènes de répétition donnent à voir le potentiel grotesque de la danse - par la déformation des corps jusqu’à sa force d’évocation d’un paganisme sans âge.
Suspiria s’attelant à composer avec la donnée du féminisme, la trame originelle s’en trouve perturbée : la figure de la sorcière étant désormais réinvestie d’une mission politique et d’une charge positive, Susie n’est plus victime du coven, mais en devient petit à petit la matriarche ultime et salvatrice. Guadagnino vide l’académie de danse de tous ses personnages masculins - pourtant bien présents chez Argento - pour ne garder qu’un gynécée aux allures de couvent diabolique. Les hommes qui y entrent voient leur masculinité mise à rude épreuve, les sorcières s’empressant de tourner leur phallus en dérision et de révéler le grotesque d’un corps masculin. L’ambition de réécriture prend une tournure plus équivoque lorsque c’est au tour de Jozef Klemperer de tomber entre les griffes du coven, puisque le personnage est interprété par Tilda Swinton, et qu’une fois mis à nu, son corps - un “postiche” - apparaît comme un artifice aussi répugnant et étranger que celui de la repoussante matriarche Markos.
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