« Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde » Berthold Brecht.

ou

Un excellent film d'une intelligence irresponsable.




Avant de commencer, quelques détails discrets mais remarquables : à la fin du générique début, lorsque Susie apparaît dans le métro berlinois, l'affichage « Ausgang » est remplacé par « Suspiria ». Ça, c'est pour la figure de style audiovisuelle. Plus loin, Patricia chante The fairest of the seasons  (Nico, 1967) et un étudiant va suivre les cours de Lacan à l'université de Berlin (quoique je n'ai pas vu qu'il y ait enseigné). Des exemples parmi de nombreux autres du soin apporté au détails. Bon, allons-y. Je vous préviens, il s'agit d'une très longue analyse argumentée.

En développement du film original (1977) qui se déroule à Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne de l'Ouest, le scénario du remake déplace l'action à Berlin, séparée par le mur, l'année de la sortie du film. Cela inscrit intelligemment l'action dans des références historiques : bande à Baader, Guerre Froide, séquelles de la Seconde Guerre Mondiale et du Nazisme, évocation de la Shoah, particulièrement immersives pour les moins jeunes.


Qualité artistique.

La qualité artistique de l'ensemble est remarquable. La musique de Tom Yorke est sobre, par opposition à celle du groupe musical responsable de l'original. La lumière, faussement naturaliste, installe une grisaille de plomb, comme les années du même nom. Les effets spéciaux, optiques et traditionnels, ne recourent qu'invisiblement au numérique. Le jeu d'actrices est, chez toutes, impressionnant avec en particulier l'exploit de Tilda Swinton qui interprète, si je compte bien, quatre rôles, dont un incognito. Mia Goth est particulièrement émouvante et vole presque la vedette à Dakota Johnson qui a en charge, il est vrai, un rôle plus complexe. On voit aussi la pertinence référentielle d'avoir associé Jessica Harper, qui jouait la protagoniste principale dans l'original et Ingrid Caven, artiste emblématique du cinéma allemand des années 70. La danse, tant dans la chorégraphie de Damien Jalet que par l'interprétation, est qualitative et responsable par rapport aux références historiques et au professionnalisme. Enfin la réalisation sait tout raconter et filmer y compris la danse.


L'acteur Lutz Ebersdorf 

Tilda Swinton a révélé que « le Dr Klemperer est interprété par Lutz Ebersdorf, mais qu'elle interprète Lutz Ebersdorf ». Le vieil acteur n'existe pas, c'est Swinton grimée qui interprète Klemperer. Elle le fait à merveille, je la considère comme une très grande actrice.

Ebersdorf a une biographie imaginaire qui apparaît dans le dossier de presse. Durant sa jeunesse, il aurait animé un groupe d'artistes faisant des performances, dans le style de l'Actionnisme Viennois, sous l'influence du Théâtre de l'Orgie et du Mystère d'Hermann Nitsch (qui lui a réellement existé). Passons sur le fait que c'est chronologiquement impossible, Nitsch n'ayant pas commencé son œuvre lors de la jeunesse d'Ebersdorf. .

Si Ebersdorf, l'acteur, n'existe pas, le scénariste lui a donné un nom. Plusieurs villes allemandes le portent. Dorf signifie « village ». Eber signifie « sanglier » ou « verrat ». Il est piquant de savoir que Nitsch officiait dans sa ferme-château du village de Prinzendorf. Le prince s'est changé en cochon. Par ailleurs Eber est, dans la Bible, un ancêtre mythique du peuple juif. Voilà un choix patronymique qui, par son ambiguïté, laisse à penser. Mais je ne suis pas germanophone.


Danse expressionniste allemande.

Le choix d'une compagnie fictionnelle qui se consacre à la danse expressionniste allemande et non pas au classique comme dans l'original, est bien vu. Il ne s'agit plus d'égorger des tutus, ce qui serait d'une perversion convenue. Ce style, par son attachement au paganisme et à la nudité, se prête au sujet. Mary Wygman n'a-telle pas chorégraphié une Danse de la Sorcière ? L'expressionnisme, dans toutes ses formes, se penche sur la folie, la démesure et la perversion.

De nouveau, ce choix interpelle les aînés qui sont allés voir la compagnie Pina Baush, par exemple au Théâtre de la Ville dans les années 70, ou les spectateurs de Pina (2011) de Wenders car cette compagnie est héritière de ce mouvement. L'interprétation par Tilda Swinton de Madame Blanc, la maîtresse de ballet, croque à plaisir la silhouette tabagique de certains grands noms féminins du milieu chorégraphique.

Par ailleurs ce milieu fut, avec Laban par exemple, confronté au nazisme durant les années 30 et 40, avec les options difficiles que l'on sait.


Emprise, transe, hystérie et oubli.

Le rapport du danseur au maître de ballet serait-il une soumission « corps et âme » ? les scènes de répétition sont d'un réalisme troublant, si bien qu'elles interrogent quant à l'emprise pédagogique dans notre monde réel, ce qui est d'actualité.

Dans la compagnie Markos, qui est un phalanstère de sorcières, cela va plus loin et ailleurs. L'apprentissage chez Markos passe par la transe. Elle permettrait le dépassement des limites, celles, techniques, du corps, comme celles, artistiques, de l'esprit.

Cette transe n'entretient-elle pas un rapport étroit avec l'hystérie (si l'on accepte le terme, qui est contesté) ? Ce qui nous ramène à la psychanalyse .

Étymologiquement, hystérie vient d'utérus. Vers la fin, une image qui sera retenue par certaines affiches : Susie ouvre sa poitrine de ses mains. La blessure prend une forme dans laquelle on peut reconnaître une vulve. Allégorie d'un monisme qui rassemble le cœur, symbole de la vie (voire de l'amour) et l'utérus (origine du monde). Doit on y voir un symbole de la Mère ou de l'hystérie ?

L' hystérie entretient des rapports avec l'oubli, car le refoulement dans l'inconscient se traduit par le spasme. Ainsi le Dr Klemperer oubliera, à l'occasion de sa propre crise, ce dont il a été témoin. Cette illustration de l'hystérie masculine est bienvenue car les femmes n'ont pas le monopole de l'hystérie.

Ainsi les sorcières maîtrisent l'oubli. Elle peuvent en faire le don. Madame Blanc proposera à Susie d'oublier ses cauchemars et Susie/Mère des Soupirs imposera l'oubli à Klemperer.


La bande à Baader.

La mise en contexte dans le Berlin de 1977 (par ailleurs date de sortie de l'original), inscrit l'action dans l'actualité de la bande à Baader : dans la fiction un attentat intervient. Les auteurs ont-ils choisi ce contexte pour sa violence dramatique ou mettent-ils en parallèle les suicides collectifs et les sacrifices humains lors du sabbat avec les suicides des prisonniers et le détournement d'avion sanglant intervenus en 77 ? La violence terroriste et policière est-elle, comme la sorcellerie, une incarnation du « Mal » ? La métaphore est politiquement et éthiquement problématique.


Misogynie ?

Se pose la question de savoir si le film est misogyne. Pointe-t-il, dans notre expérience ou dans les faits divers, les mères infanticides, les femmes castratrices, les infirmières folles ? S'agit -il d'une caricature du féminisme politique, par la description de ce phalanstère matriarcal et pseudo démocratique ? Le féminisme assumé des sorcières pointe-t-il une tartufferie "woke" dans le monde réel ?

Pendant la promotion, les auteurs tinrent un discours assez consensuel, avançant que c'est un film sur des femmes « fortes », se dédouanant ainsi du reproche de misogynie.


Sorcellerie américaine.

D'après le scénario, Suzie naît dans une communauté religieuse mennonite. Les Mennonites sont issus d'Europe et installée aux États-Unis depuis le 17e siècle.Très traditionalistes, certains refusent le progrès technique. Les auteurs posent qu'un tel milieu serait propice à l'émergence de la sorcellerie. C'est, évidemment, une allusion aux « sorcières de Salem » que l'on persécuta dans la communauté Puritaine.au 17e siècle.

Comme nous sommes dans une œuvre de fantaisie qui prend son cadre dans le réalisme historique, cela est ambigu. Cela stigmatise une communauté et ne semble pas fondé : les Mennonites seraient peu tournés vers l'ésotérisme et fondamentalement non violents.


Paganisme et nazisme.

La trilogie originale était restée sur une idée chrétienne, passéiste et populaire de la sorcellerie : la sorcière est le mal absolu et il faut la tuer.

Dans ce nouveau Suspiria , il ne pouvait plus en être ainsi. La lutte contre les discriminations a progressé et les féministes ont réhabilité la sorcière. Pour autant la sorcière n'est pas une femme normale victime de la chasse aux sorcières (comme dans Le Septième Sceau, 1957) Le remake de Suspiria utilise le ressort du paganisme. La sorcière est la figure de la déesse, puissante et immortelle. La Mère des Soupirs donne la vie et peut la reprendre, en punition (à Markos) ou par miséricorde (à Sara). Elle n'est pas impitoyable, elle connaît l'amour (saphique, avec Sara, sa « chérie ») et le reconnaît (chez le Dr Klemperer pour sa femme disparue, auprès duquel elle s'excuse). Elle connaît la beauté (par la danse).

Politiquement, le paganisme n'a pas bonne réputation. La Compagnie Markos interprète une chorégraphie qui fait partie de son répertoire. Elle s'appelle « Volk ». Cela veux-dire « peuple » en allemand. Elle aurait été créée durant les années 40. Durant le 3e Reich dont la devise fut : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (Un peuple, un empire, un guide).

Même si la compagnie à une cheffe : Markos, il n'est pas dit qu'elle soit la chorégraphe. Madame Blanc, qui a crée le rôle principal, dit « Nous », ce qui laisse penser à une création collective. La transe permettrait-elle la fusion dans le groupe ? Peut-on comparer cela avec la dissolution de l'individu dans le totalitarisme ? Ou, au contraire, s'agit-il du refus d'un guide ?

Les danseuses qui interprètent « Volk » évoluent sur un double pentagramme. Sont-elles le peuple des sorcières ? Dans les années 40, le peuple allemand aurait-il évolué dans un « cercle de sorcières » ? Au sens imagé, la démagogie Nazie aurait « ensorcelé » l'Allemagne ? Cette chorégraphie serait une dénonciation du nazisme ? Ou au contraire un rituel nazi ?

Par ailleurs ce pentagramme fédère, dans le carnet de Patricia, les relations entre les « matrones » (nom donné par les auteurs aux sorcières gérant la compagnie). Ces graphiques ressemblent malicieusement à ceux - biens réels - de Laban quant à l'analyse de l'espace autour du danseur.

Le lien entre peuple et paganisme s'incarnera au XIXe et XXe siècle dans le mouvement Völkisch, qui précédera le Nazisme et s'y dissoudra. Ailleurs, dans une sous-culture populaire, on voit des liens entre Nazisme et Satanisme. On verra plus loin que la Mère des Soupirs a été témoin de l'extermination. Nos sorcières seraient-elles complices du nazisme ?

Peut-être, mais pas toutes. Quand elle vient chercher Suzy dans la chambre d'hôtel, Sara déclare que Madame Blanc a tenu tête aux Nazis pour maintenir la compagnie durant le Reich, alors que ceux-ci aurait interdit une activité artistique aux femmes au profit de la maternité. Elle était alors bien jeune, mais les sorcières ne sont-elles pas immortelles ?

Plus tard, Madame Blanc déclare  : « There are two things dance cannot be anymore, ”cheerful,” and “beautiful.” We are women, aren’t we. We must break the nose of every beautiful thing. ».

Une phrase qui est supposée contredire une citation de J. Goebbels « Dance must be cheerful and show beautiful female bodies and have nothing to do with philosophy ». Citation que Kajganich a placé en frontispice du scénario.

Je n'ai pas vue cette citation dans le film, si bien que le spectateur verra dans la remarque de Madame Blanc non pas un refus du Nazisme mais l'affirmation d'un art d'avant-garde par opposition à un art néo classique, revendiquée par le féminisme.


Le sabbat.

Ce film met en image une version moderne du sabbat des sorcières. Il est à noter que le terme entretien une ambiguïté avec le terme yiddish Shabbat et fut historiquement l'occasion d'un amalgame antisémite. On comprend que les auteurs n'aient pas, si j'ai bien entendu, employé le mot. Levons le soupçon d'antisémitisme: dans ce film, judaïsme et sorcellerie sont distincts.

Le sabbat du film est clairement inspiré du travail de Nitsch, évoqué dans la biographie de l'acteur fictif Ebersdorf. Pour ceux qui ne le connaissent pas, il s'agissait d' « actions » théâtrales et plasticiennes prenant la forme de cérémonies au cours desquelles on pratiquait des simulacres de sacrifices humains. Paganisme, flots de sang répandu, tripailles. La ressemblance s'arrête là. Nitsch célébrait une sorte de « christianisme païen » et ignorait, je pense, la sorcellerie et la danse.

Dans ce Suspiria, on verra quelques fesses et surtout des corps de femmes profanés par des femmes. Le caractère saphique de ce sadisme est diplomatique à une époque où l'on prend conscience des féminicides virils. Restent la nudité et le sang. Les pervers nous prennent au piège de notre naïveté (tel le Docteur Klemperer l'est par les sorcières). Faisons grâce au film de ne pas croire que son but est de nous livrer une pornographie d'images sadiques, qui n'arriveraient d'ailleurs qu'après une longue démarche ascétique. Il ne s'agit pas d'un de ces films d'horreur, projeté durant ces mêmes années 70 dans des salles glauques des Grands Boulevards, entre deux séances pornos, pour quelques frustrés de la torture et du meurtre.

En amont, à l'occasion d'un vote démocratique entre ces femmes dont on doute encore qu'elles soient des sorcières, leur groupe accorde sa confiance à Mère Markos, que l'on ne voit pas – et pour cause, elle n'est pas regardable et vit dans les sous-sols - au détriment de Madame Blanc, son lieutenant et ancienne protégée, qui est présente. On comprend qu'il y a concurrence et divergence entre Blanc et Markos. C'est l'occasion d'un remarquable mouvement de steadycam.

Cette divergence va trouver sens durant le Sabbat. Le but de la cérémonie est que Mère Markos, qui est sortie de sa cache, se réincarne dans le corps de Susie, se substituant totalement à elle. Susie accepte ce sacrifice. Blanc est réservée. Le sabbat commence. Blanc intervient car il lui semble que quelque chose ne va pas. Elle demande l'arrêt de la cérémonie. Markos s'irrite et la tue.

Blanc avait raison. Susie se révèle être la Mère des Soupirs (à moins que la Mère des Soupirs ne prenne, sous l'effet du sabbat, possession d'elle comme Markos souhaitait le faire) et un personnage apparaît qui semble être la Mort. Markos était une usurpatrice et la Mère des Soupirs vient réclamer son dû. La Mort est son alliée. Cette dernière embrasse Markos qui meurt puis élimine les sorcières qui avaient voté pour Markos.

Certaines parmi les partisanes de Markos gardent la vie. Pourquoi ? La réponse ne se trouve pas dans le film. Les auteurs avancent qu'il s'agirait de maintenir un équilibre ou d'une dynamique dans la communauté... Ils n'osent peut-être pas dire que si ce n'était pas le cas on arriverait à la conclusion que les belles et gentilles sorcières, féministes, artistes et lesbiennes ont éliminé physiquement les laides et méchantes sorcières nazies, ce qui est un peu convenu.

Susie, elle même, donne la mort aux danseuses qui avaient disparues et qui, éviscérées, sont dans un état de survie magique. Mais ce n'est pas une punition. Elle le fait après avoir consulté leur avis, dans une forme de charité et avec tendresse. On ne sait pas si cet avis est éclairé. S'agit-il d'une métaphore du droit de mourir, sujet d'actualité ?

Le lendemain on annonce au danseuses que Madame Blanc a quitté la compagnie. Au même instant les sorcières survivantes « font le ménage » de la salle du sabbat. Elles nettoient le sang sur le sol et entassent les cadavres dans un empilement qui rappelle péniblement un génocide. Au moment où l'une aborde le corps de Madame Blanc, elle ressuscite. Susie/Mère des soupirs, sait-elle reconnaître l'amour que lui portait Blanc ? Mais si elle vit, pourquoi avoir annoncé son départ ? Va-t-elle se cacher au sous-sol comme Markos ? Que deviendra la compagnie sans sa chorégraphe / maître de ballet ? Susie lui succède-t-elle ?


La fonction de Klemperer.

Le « témoin » de l'effectivité de la sorcellerie est le Dr Klemperer. Athée, rationaliste, scientifique, il ramène l'irrationnel au clinique. L'assertion du docteur que « la sorcellerie n'existe pas mais que certains peuvent faire croire à leurs illusions par le rituel » prouve son incrédulité. Il cite comme exemples de cette illusion la religion et le nazisme. Il sera dépassé. Sa déconfiture est la mesure de l'effectivité surnaturelle de la magie : guérison, mort, résurrection. Les trois Mères de la mythologie développée par Argento et Nocolodi existent diégétiquement et sont immortelles.

On déduit que le Dr Klemperer est d'ascendance juive. De par son patronyme, qui évoque des célébrités d'origine israélite, parce que sa femme portait un prénom d'origine juive et est morte en déportation, plus intuitivement parce qu'il est psychanalyste et que le plus célèbre d'entre eux, Freud, l'était.

Ce personnage est émouvant. Il est le protagoniste principal et témoigne d'une incrédulité, d'une sensibilité et d'un humanisme qui font qu'un large public peut s'identifier à lui. Ce parti artistique dédouane les auteurs du soupçon d'antisémitisme.

Si le Dr Klemperer a pu maîtriser ses propres traumas, il ne les a pas pour autant oubliés. De ce fait, il prête le flanc à l'emprise des sorcières : le fantôme de sa femme l'attire dans le piège du sabbat. Ironiquement, on peut y voir une pique adressée à la psychanalyse, dont on a pu dire qu'« elle convoque le Diable, puis le laisse repartir sans avoir rien pu faire », en pointant son inefficacité. C'est cependant plus complexe, ces traumas – il s'agit de la Shoah - étant légitimement indépassables pour les survivants.

Lors du sabbat, Klemperer se trouve nu, allongé au sol, criant « Je ne suis pas coupable !». De quelle culpabilité s'agit-il ? Nous en parlerons plus loin.

Le lendemain du sabbat, Klemperer est aimablement raccompagné à la sortie par une des sorcières survivantes. Il est choqué, maculé de sang et mal rhabillé. Nous avons là deux informations : le sabbat n'a pas été une illusion, et Susie / Mère des Soupirs ne lui veut pas de mal. Par ailleurs, il survit car il est le « témoin », ce qui a été présenté, assez superficiellement, comme une tradition lors du sabbat.

Un temps passe. Klemperer reçoit la visite de Susie. Elle lui révèle les derniers instants de sa femme, en déportation, 30 ans plus tôt, comme si elle en avait été témoin. Comment sait-elle ? Cette révélation confirme que Susie est une déesse immortelle, omnisciente et ubiquiste. Quel est son lien avec l'extermination ? Le film ne le dit pas.

Cette révélation est profondément émouvante pour Klemperer, car il a toujours voulu savoir, mais aussi infiniment pénible. On peut hésiter quant à la générosité ou la cruauté de la démarche de Susie.

Ensuite, Susie tient à Klemperer les paroles suivantes :

- Nous avons besoin de honte et de culpabilité, mais pas des vôtres.

La première partie de la phrase renvoie aux scènes de maltraitance de la jeunesse de Susie (dont on a vu des flash-back), qui on fait d'elle l'incarnation de la Mère des Soupirs. Cela serait le terreau de la sorcellerie ou de son pouvoir. On retrouve le lien avec le « Mal », que la « bienveillance » de Susie avait pourtant mitigé. Chez Susie, le Mal ne serait pas « absolu » ?

Elle renvoie aussi à la théorie psychanalytique car honte et culpabilité accompagnent la névrose.

Quelle est la culpabilité de Klemperer ? Culpabilité du thérapeute par rapport au patient (il n'a pas pu sauver Patricia), du mâle face à la suffragette (nous avons vu les sorcières titiller des pénis de la lame), du survivant par rapport à la personne aimée - sa femme disparue dans la Shoah (un sujet traité dans Barton Fink, 1991), ou encore plus délicat à manier: culpabilité du peuple juif fantasmée par l'antisémitisme ?




La signification du don d'oubli.

Les sorcières peuvent faire don de l'oubli. A la fin, Susie / Mère des soupirs fait « cadeau » à Klemperer de l'oubli des femmes qui ont fait sa douleur. Donc aussi du sabbat. Notons qu'il y a contradiction à convier un témoin et vouloir qu'il oublie. D'ailleurs la sorcière le reconnaît : elle s'excuse.

Vu le métier de Klemperer, il y a un parallèle avec la cure analytique, dont le but est de se débarrasser des traumatismes. Mais cet oubli est il un « bonne » cure qui par une anamnèse (processus de souvenir) mène à la catharsis (épuration des passions) ? C'est plutôt un refoulement pathologique dans l'inconscient car cela se traduit chez Klemperer par une crise de convulsions « hystériques ».

A un niveau d'interprétation plus large s'agit il de prétendre que l'Occident a refoulé son passé païen au profit d'une culture des religions du Livre ? A la vue de l'épilogue (la datcha est occupée maintenant par d'autres car Klemperer est mort et le cœur gravé est le seul souvenir de l'amour du couple), est-ce une réflexion sur l'oubli de la Shoah ? Ou sur l'amour soit disant éternel?

Enfin, j'avoue que cette scène défie mes capacités de qualification. Voir une sorcière / déesse païenne refuser d'exploiter la « culpabilité » d'un Juif (ce qui est aimable mais suggère qu'il a commis une faute vraie ou supposée ) et dans le même geste lui apporter l'oubli de la Shoah et du deuil, c'est un peu fort de café. Car cet oubli ne sert-il pas les négationnistes ?


Un excellent film d'une intelligence irresponsable.

Un interview du scénariste avance l'idée que Susie / Mère des Soupirs est bien une « méchante » sorcière. Car l'oubli dispensé à Klemperer est un « cadeau » empoisonné car il le prive de sa liberté. Le scénariste a anticipé ma perplexité.

Les auteurs ont ouverts des portes intéressantes dans la mythologie des Trois Mères. Mais, pris dans la mécanique de leur scénario et dans la gravité des références historiques, ils ont trouvé derrière des bizarreries gênantes. Féminisme, gauchisme, psychanalyse, danse moderne et judaïsme se mélangent avec sorcellerie, paganisme, germanisme et nazisme, ce qui crée un amalgame ambigu.

A titre d'exemple, Patricia relève comme outil de sa surveillance par les sorcières le symbole de l’œil maçonnique sur le livre DAS GEHEIMNIS DER FREIMAUREREI‎ (le Mystère de la Maçonnerie), posé dans le bureau de Klemperer. Si cet intellectuel juif a le droit d'avoir un tel livre dans sa bibliothèque, on se rappelle que Franc-maçonnerie et Judaïsme furent associés dans le propagande nazie.

On aimerait que les auteurs se positionnent sur ces références, qui sont toujours sensibles. Mais ils préfèrent l’ambiguïté peut-être parce qu'ils ont ouvert des portes dont ils regrettent d'être le groom. D'où, lors de la promotion, la prétendue motivation du réalisateur de servir l'« envie d'avoir peur, peur, peur ! », d'une naïveté totalement en décalage avec la complexité du film. A moins encore qu'ils ne s'agisse de provocations. Cette ambiguïté explique peut-être la relative discrétion vers lequel se dirige cet excellent film, comme s'il était condamné, lui aussi, à l'oubli.

Merci à vous, si vous m'avez suivi jusqu'au bout de cette longue analyse.


Le-Male-Voyant
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il y a 6 jours

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