Tout ici est une histoire de temps. Le temps maîtrisé, ravageur, castrateur, apprivoisé. Le temps dont la musique s’empare pour lui donner un sens. Le récit et l’esthétique se fondent ici dans une même quête, pleine d’humilité et d’arrogance : dominer le temps. Lydia Tar a peur de sombrer dans l’oubli, à l’instar de tout musicien, à l’instar de son vieil ami Andris, car les musiciens s’adonnent à maîtriser le temps, et admettent mal qu’il finisse par les rattraper. Todd Field place dès le début du film le temps comme un protagoniste concurrent de la cheffe d’orchestre à l’acmé de sa carrière : lors d’une interview, Lydia Tar prétend en être le maître, prétend pouvoir d’un geste de la main le faire commencer et l’arrêter. Puis nous découvrons les failles de la redoutable cheffe, Todd Field abandonne les indices d’une appréhension croissante qui envahit Lydia Tar à mesure qu’elle découvre que le temps la rattrape : un métronome qu’elle doit arrêter en pleine nuit sans se souvenir de l’avoir mis en marche, des images du passé l’assaillant alors qu’elle tente d’en effacer les traces… Pompeux, naïfs, innocents ? Ces indices rappellent à Lydia Tar qu’elle ne domine rien. Il ne s’agit pas d’y voir des métaphores opaques et sophistiquées relevant d’une esthétique arrogante, mais bien de petits dénouements à eux seuls, qui transforment la maestro manipulatrice en victime de ce qu’elle pensait pouvoir culminer. Les deux longues heures de cinéma sont suffisantes pour faire faner la fleur éblouissante qu’étant Lydia Tar à l’ouverture du film.
Une construction sensuelle sublime la manipulation, l’échec et la souffrance. Lydia Tar manipule ses musiciennes comme Todd Field réussit à nous manipuler, nous spectateur, qui ne savons plus si oui ou non nous voulons être Lydia Tar. Rien n’est effleuré dans ce film : des sujets brûlants d’actualité sont abordés, comme la « culture de la suppression » ; la divulgation de propos prononcés dans un espace privé, qui plus est tronqués ; le harcèlement et ses limites ; l’abus de pouvoir. L’évolution des dialogues incarne la métamorphose de la maestro, dont on s’abreuvait les paroles aux premières minutes du film, et que plus personne ne finit par écouter. Le film prend corps à mesure que Lydia Tar s’amenuise et que le temps la rattrape, elle et le spectateur, qui s’apprête bientôt à quitter la salle.
Est-ce pour dire que l’humain ne prend sens que dans son échec face au temps ? Désillusionnée par sa modeste condition de mortelle, Lydia Tar s’enlise dans une existence tumultueuse où ses crises de nerfs réitérées révèlent la démesure de ses prétentions. Pourtant, la certitude que nous avons de notre fin confère du sens à notre existence. Une vie éternelle, c’est-à-dire déconnectée de toute préoccupation du temps, se prive de sens, car aucun choix ne s’impose – puisqu’il est possible de tout faire sans la contrainte d’un temps limité. Face à cette réalité dérangeante, Todd Field suggère que la création artistique assure seule la pérennité de l’humanité. Tout comme la musique panse la plaie béante d’une cheffe en proie à la peur de l’oubli et de la déchéance, cette symphonie no 5 de Mahler qui est la création d’un homme mort qui reprend vie à chaque interprétation. Tout comme un film qui rend hommage à une cheffe qui, grâce à lui, restera dans les mémoires.