Tout au long de sa carrière, Francis Ford Coppola n’a cessé de poursuivre une chimère inaccessible : le rêve d’un cinéma qui totaliserait tous les moyens et tous les modes d’expression dont le septième art peut disposer. Son imposante filmographie n’est autre que l’histoire — ou plutôt l’épopée — d’un idéal bien décidé à rencontrer son horizon, quitte à prendre des risques insensés et à tout perdre. Lorsqu’il recevait Herzog, Godard et Syberberg dans sa propriété de Napa Valley, distribuait Napoléon d’Abel Gance ou produisait le Kagemusha de Kurosawa, il chérissait un modèle européen de l’artiste. Nul doute d’ailleurs qu’Apocalypse Now doive beaucoup au romantisme allemand d’Aguirre (la jungle, la remontée du fleuve, le royaume perdu, la divagation, la folie). Tel un Janus démultiplié, Coppola a toujours travaillé à la réconciliation des contraires. Il fut simultanément nabab, homme de spectacle infatigable (Cotton Club), chercheur avant-gardiste et solitaire (Coup de Cœur, Rusty James), wonder boy hippie présidant à la destinée improbable d’un studio alternatif et communautaire (American Zoetrope, fondé à la fin des années soixante avec son ami George Lucas). Ce n’est donc pas derrière le masque d’éventuels invariants stylistiques qu’il faut chercher la cohésion de son œuvre. Quoi de commun en effet entre la démesure psychédélique d’Apocalypse Now et l’intimisme exacerbé de Jardin de Pierre ? Les grandes orgues wagnériennes du premier peuvent-elles côtoyer le minimalisme dépouillé du second sans compromettre la continuité d’une vision d’auteur authentique ? La contradiction se résout dès lors que l’on sait répondre au renversement de perspective auquel invite ce corpus d’apparence versatile, en perpétuel chantier, et que l’intéressé résume en une phrase déclarée à maintes reprises : "Je veux que mes films ressemblent à ce dont ils parlent." L’effet de signature doit découler de la nature de la toile, pas l’inverse. Il y a chez lui un primat de la matière sur la manière. Sur ce point, il se situe à l’opposé de Scorsese (dont la griffe imprime les cordes de Raging Bull aussi bien que les salons whartoniens du Temps de l’Innocence) ou de De Palma (dont on identifie la personnalité en trois plans). La singulière malléabilité de son cinéma s’enracine ainsi dans une recherche d’harmonie symbiotique entre la forme et le fond, entre le récit et le style.
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Après une éclipse de dix ans, consécutive à l’abandon (désormais conjuré) de l’arlésienne Megalopolis, Coppola a opéré son retour en trois étapes. D’abord L’Homme sans Âge : le rebours, la ronde des langues et des origines, la source retrouvée de la jeunesse, la quête de l’absolu. Puis Tetro : la famille, la légende, l’affrontement avec le père, l’hybris. Enfin Twixt : le songe baudelairien, l’affolement des horloges, les enfants perdus, les limbes où errent leurs parents. À chaque volet, un changement de braquet. Celui qu’adopte Tetro est le plus ample, le plus majestueux. Dès les premiers instants, l’évidence saute aux yeux, comme la révélation d’une passion enfouie que l’on pensait oubliée à jamais, fulgurance d’un amour fou que l’on se croyait incapable de vivre. Prises de vue nocturnes et empoissées de chaleur du quartier de la Boca, à Buenos Aires. Photographie luisante et contrastée, élégance des cadres, souplesse des mouvements d’appareil, objectif conférant à l’image une très légère concavité, dessinant pour le regard comme une vision globulaire à laquelle ne manquent que nos paupières. D’emblée Coppola inspire confiance et abandon, annonce qu’il sera derrière chaque plan et qu’il en paiera la sincérité au prix coûtant avec un scénario tiré de son histoire familiale et écrit de sa seule main. Pour la première fois depuis Rusty James, il tourne en noir (de jais) et blanc (angelot). De son propre aveu, les deux films entretiennent un lien étroit. Outre leur teneur autobiographique, ils évoquent une semblable émulation fraternelle, le cadet idolâtrant l’aîné dont la présence est d’autant plus magnétique qu’elle reste nimbée de mystère. Le drame se construit ici autour d’un axe double : le conflit intime avec le géniteur et l’interrogation symbolique sur le processus créatif. D’un côté le romancier qui se refuse son désir, de l’autre le frère qui se l’approprie.
Bennie, dix-huit ans et physique à la James Dean, vient donc retrouver Angie, dramaturge à sec, amant difficile qui n’entend plus être appelé que Tetro, dérivé du patronyme de Tetrocini. Le premier est devenu matelot par hasard, comme ça, peut-être juste pour vivre en Argentine une escale prolongée et connaître enfin le bout du monde. Le second a voulu écrire, le veut sans doute encore, mais refuse de faire semblant. Entre eux, au-dessus d’eux, derrière eux se dresse la figure écrasante du père, chef d’orchestre à la renommée internationale, ogre avide de lumière, géant dont l’aura brûle tous ceux qui s’en approchent et qui, pour leur malheur, doivent s’appliquer à survivre dans son ombre. Tetro réussit pourtant à rédiger un manuscrit génial sur l’histoire faustienne de sa famille, mais seulement dans une forme inachevée, éparpillée, fragmentée : un brouillon dont l’écriture codée rappelle les mémoires d’Aureliano Buendia dans Cent Ans de Solitude. Illisible pour tous à l’exception de Bennie, qui va découvrir que son Œdipe est ailleurs. Chez Coppola, la tâche des nouvelles générations est de tuer et prendre la place du père. Ce que Tetro, par manque de force ou de volonté, n’a pas su faire. D’où sa créativité castrée (il n’a pas une jambe dans le plâtre pour rien) et sa fuite dans la patrie de Borges, écrivain de la confusion identitaire. Il rejette son frère qui incarne tout ce à quoi il veut échapper, cette généalogie maudite, cet enfer familial ayant manqué de le rendre fou et stérilisant encore l’artiste qu’il aspire à être. À ses risques et périls, Bennie tente de s’infiltrer entre les mailles de l’armure que Tetro s’est forgée, de crocheter l’énorme verrou d’un homme littéralement à l’envers (c’est ainsi qu’il a écrit sa prose, qui par conséquent ne se déchiffre qu’en se réfléchissant dans un miroir). Mais puisqu’aucun passé ne meurt vraiment, le chemin de retour est cahotant et douloureux. Le poing dur de la vérité va frapper, dénouant le jeu des tensions et des énergies mortifères.
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Il y aura une échappée en Patagonie avec plans panoptiques sur les montagnes incandescentes, des flashbacks éclairant l’étau de despotisme exercé par le monstre sacré, des lieux brouillés sans vraisemblance, des évènements qui s’emballent, un secret confié de l’aîné au cadet qui coïncide avec la mort du patriarche lointain, à des milliers de kilomètres, comme s’il la provoquait. Des obsèques grandioses, célébrées dans un climat de rancœur solennelle et de dérision, qui verront la baguette du tyran offerte par le fils tourmenté à son oncle, vieux rival. Il y aura une scène récurrente d’accident dominée par la lueur aveuglante des phares et le frôlement des ailes d’un papillon contre du verre, un tic-tac d’horlogerie apportant un effroi supplémentaire à la chorégraphie d’Olympia manipulée comme une poupée mécanique, un chœur d’enfants tranchant et translucide qui coupe le scintillement des glaciers. Cette attention à détacher les sons sans les surcharger, à les cerner par le silence, traduit le privilège de l’indépendance : avec peu de moyens, trouver un effet. Il y aura encore une étourdissante séquence de danse inspirée des Contes d’Hoffmann, couple tangotant sur un parquet gagné par l’écume des vagues (procédé qui renvoie à Coup de Cœur). Il y aura d’un côté le Technicolor réemployé ou copié de Powell et Pressburger, de l’autre une caméra portée façon home-movie. Cette trivialité contre-nature ne fait pas peur à Coppola. De même la tragédie familiale tutoie la farce : derrière cette bohème composée d’écrivains, de musiciens et de ballerines, la bouffonnerie pointe. Entre des troupes minables (Fausta) et la critique littéraire pompeusement appelée Alone, le film cultive un humour réjouissant. Le demi-ton du début, avec ses accords de guitare et ses angles inattendus, génère une ambiance tressautante de comédie. Quant à l’étreinte finale de Tetro et Bennie, elle dilue l’espace qui les entoure et lance des boules de lumière à l’allure d’étoiles de cabaret. Le cinéma est alors rendu à son pouvoir d’imagination, et tout redevient possible : réunir une famille, oublier l’histoire, en rêver ou en délirer une autre.
Tetro est un film d’une totale liberté. Liberté des registres, de la mise en scène, de la narration. Intrication du burlesque et du mélodrame, de la pudeur et de l’exhibitionnisme, de l’artifice et du sentiment. Mais aussi bouquet fécond qui conjugue le petit et le grand, le souffle classique et l’audace expérimentale, qui enfle, se lève et se soulève au gré des métamorphoses de son matériau mémoriel. Il commence comme du théâtre de chambre 50’s (celui d’Un Tramway nommé Désir ou de La Chatte sur un Toit Brûlant) pour emprunter ensuite à l’opéra ses circonvolutions sauvages et ses fracas lyriques. Le cinéaste y parle de lui, de sa vie, de ses angoisses, de ses réussites, de ses échecs. C’est par appât de la gloire que le père a oublié d’aimer les siens. Même couronné par le "Prix des parricides", Tetro ne veut ni reconnaissance ni notoriété. Il finira, à la faveur d’une résolution cathartique, par vaincre sa culpabilité et son chagrin. "Le succès n’est rien", dit-il. Assénée par Coppola, dont on sait la boursouflure narcissique, cette réplique acquiert un poids troublant. De la trilogie du Parrain à Peggy Sue s’est mariée et à Dracula, l’auteur n’a cessé d’affiner une recherche du temps perdu. Son œuvre est partagée entre la vitalité, la vitesse, la jeunesse (une haute valeur pour lui) et la déchéance, la mélancolie, la mort. Comme si l’existence se réduisait à ces deux âges. Pour assurer le passage de l’un à l’autre, il demeure la transmission (de Kurtz à Willard, de Vito à Michael, de Hazard à Willow, de Hugues à Tucker). Et lorsque le père manque, c’est un adolescent mourant qui parle à l’oreille d’un autre (Outsiders, joyau méconnu où l’ange gardien est auréolé par l’éclat orangé des sunsets, où l’or est consumé par le feu, où un gothique solaire électrise le clair de lune). Dans son insolente splendeur, Tetro synthétise tout cela. C’est la superbe et émouvante confession d’un maestro de soixante-dix ans qui a tout vécu, tout connu, tout gagné, tout perdu, qui n’a rien à prouver, qui n’a plus à s’excuser de rien. Un film qui s’achève dans l’odeur des roses et le son d’une musique ténue, pure et fragile, comme un cristal frappé à l’horizon.
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