Pourquoi parler de The Bay alors que ce film surfe sur (la retombée d’)une vague, celle de la caméra subjective, initiée par The Blair Witch Project il y a quinze ans déjà ? Tout simplement parce que son réalisateur Barry Levinson, vieux de la vieille (Rain Man c’est lui) a eu le recul suffisant pour ne pas faire tourner son œuvre autour d’un simple procédé : ici la caméra subjective n’est qu’un élément d’un concept plus général qui interroge le cinéma sur ses méthodes de narration et de mise en scène.

Ce n’est pas un hasard si c’est le genre de l’horreur qui s’est emparé du phénomène de la caméra portée et/ou amateur. Un objectif qui tremble, tenu par le prétendu réalisateur du prétendu témoignage vidéo, c’est une possibilité fantastique pour créer des hors-champs terrifiants, au-delà de l’immersion que ce type de filmage engendre. C’est l’équivalent d’un « je » littéraire de narration qui ne distingue rien d’autre que ce qui est dans son champ visuel. Et qui ne voit donc pas, ou rarement, la menace qui l’entoure. Mais c’est aussi une facilité qui peut dédouaner le réalisateur de ses responsabilités de metteur en scène au regard plus omniscient.

The Bay déjoue cet effet désormais rabâché (les réussis Rec 1 et 2, puis les désastreux Troll Hunter et End Of Watch plus récemment…). Non seulement ce type de caméra n’est pas utilisé ici dans le but d’effrayer, mais d’informer (The Bay est un vrai-faux documentaire sur les ravages de la pollution dans une petite ville côtière des Etats-Unis), mais surtout parce que la caméra portée, dans The Bay, est noyée dans un flot d’autres « yeux artificiels » : caméras de surveillance, téléphones, caméras fixes dans les voitures de police, conférences Skype, etc. L’accumulation de sources, objectives et subjectives, convergentes vers un même événement, crée un sentiment de vérité tenace, du fait que le hors-champ n’existe plus : tout l’événement a été filmé, dans tous les coins et recoins de Chesapeake Bay (hôpital, maisons, port, restaurants…). Autrement dit nous savons (ou croyons savoir) tout sur tout.

En temps normal, c’est précisément l’accumulation d’images qui permet au réalisateur de documentaires, lors du montage, de choisir les moments les plus cinégéniques. Dans The Bay, ce qui est intéressant, c’est que la démarche est inversée : Levinson, réalisateur de fictions, n’a pas eu à choisir les images puisque celles-ci n’existaient pas. La question qu’il a dû se poser, c’est : « comment une caméra neutre, sans but cinématographique, peut-elle créer du cinéma ? ». En cela, l’américain a parfaitement réussi son pari. Car si l’on regarde The Bay d’un point de vue strictement formel, le film est marqué par de nombreuses visions cinématographiques : celle, claustrophobe, d’une salle d’attente d’hôpital dans laquelle les gens se meurent les uns après les autres, celle ahurissante, d’un malade qui surgit brusquement dans le cadre rassurant d’une fête de village. Ou encore ces scènes côtières, sous-marines ou en bateau qui laissent planer le doute sur ce que contient la baie comme potentiel monstrueux (au sens propre, y-a-t’il un – ou plusieurs – monstres dans la baie ?). Durant ces passages du film, on pense d’ailleurs aux échanges inquiétants sur le silure dans L’Inconnu Du Lac…

Autre défi de Levinson : créer un scénario de toutes pièces à partir de points de vue différents et de temporalités différentes. Par là même, le réalisateur remet en question, via The Bay, la surinformation liée à notre époque. Sous-entendu : « Que vaut ce que les médias nous montrent quand moi je vous montre qu’il est aisé de créer de A à Z un faux documentaire tout à fait crédible à base d’images qui n’ont a priori rien à voir ensemble (scène de chirurgie, de plongée sous-marine, conversation téléphonique, intervention de police, etc.) ? ». La portée de The Bay est donc double : cinématographique et sociale. Cela fait de ce film d’entertainment, méprisé à sa sortie, un objet pour l’instant tout à fait à part, loin du vériste Blair Witch Project ou du sardonique Incident Au Loch Ness, qui ont officié également (et avec succès) dans le difficile exercice du faux documentaire…

Créée

le 3 janv. 2019

Modifiée

le 10 juin 2024

Critique lue 98 fois

François Lam

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