Sous fond d’Amérique renaissante, le film s’intéresse à Freddie Quell, un soldat alcoolique, qui d’échecs en échecs croit trouver son père adoptif et spirituel en la personne de Lancaster Dodd, figure emblématique du leader d’opinion (référence à L. Ron Hubbard, fondateur de la Scientologie). En instaurant une relation aussi mystérieuse qu’impénétrable entre les deux hommes, le cinéaste magnifie le désir de liberté, de fuite.
Silhouettes insaisissables
Il est des hommes taciturnes, obnubilés par leur quête dévorante de liberté ; en somme, insaisissables. Vous ne savez ni par quoi ils sont véritablement animés, ni pourquoi ils sont là, fuyant toute contrainte. Freddie Quell (Joaquin Pheonix) est un de ces hommes.
Ce dernier est malade, frappé d’hystérie sexuelle et doublé d’alcoolique notoire et c’est d’ailleurs lui-même qui concocte ses propres breuvages. Chassé par ses pairs, vagabondant de jobs en jobs dans la dèche et la crasse, il finit par rencontrer Lancaster Dodd (Phillip Seymour Hoffman), le Maître.
Ce dernier est un gourou dirigeant La Cause, une secte prenant ses racines dans une Amérique d’après guerre, époque faussement glorieuse. Le Maître est un charlatan, un mystique sans dieux qui va user de tous ses stratagèmes afin de contrôler son nouvel adepte.
Le concept de fuite est abordé d’emblée : Freddie Quell est en constant mouvement. Le bât blesse là où le récit est troué : l’absence d’un scénario linéaire pourrait pousser le public à la non-compréhension, voire à la perplexité. Mais la forme du récit revêt des avantages lorsqu’il contribue à l’aura d’insaisissabilité du protagoniste principal. A l’image de l’échappée en moto sur les steppes ardentes de Californie, Freddie s’enfuit, prenant sa liberté à pleines mains, il finit par exister.
Pouvoir et manipulation
The Master traite aussi le concept de pouvoir, phénomène unilatéral qu’exerce un homme sur un autre homme, ici, plusieurs. Le Maître, Lancaster Dodd exerce ce pouvoir par les mots et par l’abus de la croyance. Il y a d’emblée plusieurs caractéristiques intéressantes.
La première est l’illumination du personnage du Maître qui voit en Freddie l’occasion de prouver à tous ses fidèles que sa science n’est pas seulement un culte, qu’elle existe et qu’elle est vraie, en le guérissant. S’installe une relation père spirituel/fils illusoire car si Freddie croit naïvement son mentor, Lancaster n’est qu’un escroc. La relation dominant/dominé s’installe peu à peu et malheureusement le film risque à plusieurs moments de se perdre dans des tergiversations trop étriquées, voire superflues.
Mais ces caractéristiques visent à accentuer le sentiment de fuite de Freddie, incapable d’entretenir de relations saines ou réfléchies avec une autre personne. Ainsi, les discussions entre le maître et son disciple revêtent un caractère singulier et flou tout en supplantant une relation affectueuse et mystérieuse.
On découvre par ailleurs un autre rapport de force, non plus entre Lancaster et Freddie mais entre le Maître et sa femme, interprétée magistralement par l’inquiétante Amy Adams. Bien que le réalisateur introduise la communauté sous forme illustrative, elle n’en demeure pas moins inquiétante, dirigée par la puissante matriarche, à l’image de la scène effrayante de la salle de bains, nous livrant un portrait bien plus significateur de l’emprise de la femme sur le Maître.
Les rapports sont ainsi versatiles, inversés aussi bien sur la forme que sur le fond et les rapports autour du Maître tendent alors à se décomposer. On y voit ici les limites du gourou, les faiblesses de sa science réfutable.
Le génie d’Anderson
La majeur partie des scènes est tournée en 70mm, ce qui permet à plusieurs séquences d’obtenir un timbre très léché, presque chiadé. La séquence où Freddie est étendu sur le pont du bateau est sublimée par une élégance rare.
C’est avec cette même élégance que les personnages errent : Freddie, en retrouvant sa bien-aimée ou Lancaster, jonglant de conférences en conférences. Ainsi le réalisateur place le concept de poursuite au centre névralgique du récit en l’incorporant via une suite d’éléments temporels déjouant toute abstraction : à l’image de son passé, Freddie fuit vers ce qu’il croit être de la liberté, perdu dans les affres du temps ; il est condamné à errer, réduit à la forme d’une silhouette, une étincelle inextinguible privée de rédemption
Ce désir brûlant de fuite ne peut être assouvi par la société dans laquelle il voudrait se voir évoluer… alors la poursuite prend place, orchestrée par des plans séquences majestueux, qui illustrent parfaitement le génie d’Anderson : la grâce de la solitude
C’est en magnifiant ce désir à la fois de grandeur et de malédiction qu’il dépeint les ravages de la guerre sur la psyché d’un homme. En choisissant de ne filmer aucune grandeur d’âme dans ses personnages, le réalisateur réussit avec brio à saisir l’insaisissable solitude de l’individu.